PAR CHRISTIAN BAPTISTE*
La départementalisation de 1946 a marqué un tournant majeur dans l’histoire de la Guadeloupe. Ce choix, guidé par un idéal d’égalité républicaine, nous a permis d’accéder à des droits fondamentaux, à une protection sociale, à une citoyenneté pleine et entière. Mais, si ce statut nous a rapprochés juridiquement de la République, il ne nous a pas permis, soixante-dix-huit ans plus tard, de construire un développement à la hauteur de notre potentiel.
Car l’intégration s’est faite sans stratégie. Ni transformation économique, ni aménagement territorial adapté, ni refondation administrative. Le modèle qui s’est imposé repose encore sur une centralisation excessive, où les décisions structurantes se prennent ailleurs, sans toujours tenir compte de ce que nous sommes, de ce que nous vivons, ici.
Notre quotidien en porte la trace : une économie fragile, une jeunesse contrainte à l’exil, des services publics sous tension, une vie chère devenue structurelle. Ce déséquilibre s’enracine dans un cadre institutionnel rigide, fondé sur l’article 73 de la Constitution, qui applique aux territoires d’Outre-mer les lois nationales selon le principe d’identité législative.
En pratique, cette uniformité produit bien trop souvent des normes inadaptées à nos réalités insulaires, sociales, culturelles et géographiques.
La déconcentration, qui consiste à transférer les services de l’État dans nos territoires, ne donne pas les clés de décision. Et la décentralisation, qui confère certaines compétences aux collectivités, reste bridée par des contraintes normatives et budgétaires.
Nous manquons d’espace pour définir nos propres politiques, selon nos priorités, nos urgences, nos ambitions.
Dès lors, une question s’impose : ce cadre est-il encore capable de répondre aux défis guadeloupéens ?
Permet-il de construire une vision de long terme, de mobiliser nos forces, de transformer notre économie, de créer les conditions d’un bien-vivre ici, pour toutes et tous ?
Je le dis avec clarté : nous avons atteint les limites de ce modèle. L’heure n’est pas à l’improvisation, mais à la responsabilité. Il ne s’agit pas de s’engager dans une réforme institutionnelle par mimétisme ou par effet d’annonce. Il s’agit d’ouvrir un nouveau chapitre si, et seulement si, un projet de société fort, clair et partagé l’exige.
L’article 74, qui permet l’exercice de compétences élargies dans le cadre d’un régime législatif propre, n’est pas une finalité en soi. C’est un outil. Ce qui importe, ce n’est pas le statut, mais ce que nous voulons y inscrire : quelle vision de notre développement ? quelles compétences voulons-nous exercer ici ? quelles ressources fiscales mobiliser ? quelles solidarités maintenir avec la République ?
L’autonomie est, comme toute émancipation, une responsabilité. Elle implique des choix.
– Elle repose d’abord sur un projet de société pour la Guadeloupe. Il faut, dès ce Congrès, en affirmer les contours.
– Les compétences fiscales que nous revendiquerons doivent servir ce projet. Il ne peut y avoir de développement économique sans autonomie fiscale.
– Enfin, l’Europe doit être un levier, non un carcan.
Nous devons redéfinir, avec la France et l’Union européenne, les termes d’un partenariat qui nous permette de construire notre développement, tout en garantissant un espace de liberté politique réel dans les domaines que nous aurons choisis.
En prenant ce chemin, nous avons l’occasion de reprendre notre destin en main, à notre rythme, selon nos choix.
Ce projet, s’il doit voir le jour, ne peut venir d’en haut. Il doit naître d’un travail collectif. De la parole des citoyens. De l’expertise des élus locaux. De la contribution des syndicats, des entrepreneurs, des intellectuels, des associations, des universitaires. Il doit conjuguer rigueur et ambition, mémoire et avenir.
Des consultations ont été menées, et une méthode semble se dessiner. Je le salue. Mais je crois aussi qu’il faut aller plus loin. Donner de la chair à ce débat. L’élargir, le rendre plus vivant, plus pédagogique, plus populaire.
Car on ne bâtit pas une réforme aussi structurante dans l’entre-soi. Il ne suffit pas de consulter, il faut convaincre, expliquer, associer, construire dans la durée.
À cet égard, les exemples de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, devenues collectivités d’outre-mer en 2007, offrent deux trajectoires contrastées. Saint-Barthélemy a su accompagner son passage à l’article 74 d’un projet économique solide, d’une gouvernance maîtrisée, d’une autonomie fiscale assumée. Saint-Martin, elle, a souffert de lacunes dans la préparation, d’un déficit de moyens, d’instabilités institutionnelles.
Le statut ne fait pas tout. Ce sont la cohérence du projet, la qualité de la méthode et l’adhésion collective qui déterminent la réussite.
Le Congrès des élus du 17 juin prochain constitue une étape importante. Il peut, s’il est à la hauteur, poser un cap clair, fixer une méthode de travail partagée, ouvrir le chemin vers un avenir repensé. Mais ce moment politique ne peut suffire à lui seul. C’est désormais au territoire tout entier de s’emparer du débat. C’est à nous tous d’y mettre du sens, du contenu, de l’ambition.
Je ne plaide ni pour la précipitation, ni pour l’attentisme. Je plaide pour une transition assumée, fondée sur la lucidité et la confiance.
L’autonomie que nous pourrions envisager n’est pas un retrait, mais un élan. Non une rupture avec la République, mais une manière plus juste, plus libre, plus responsable de l’habiter.
Nous n’avons pas vocation à rester indéfiniment dans un cadre qui bride nos initiatives. Nous devons pouvoir décider, ici, pour nous, de ce qui fonde notre avenir.
Et cela, je le crois profondément, ne pourra se faire sans vous sans nous, sans les guadeloupéens et les guadeloupéennes.
Doubout ansanm. An nou travay !
*Député de la Guadeloupe