PAR JEAN-MARIE NOL*
Avant de penser pouvoir régler les fractures profondes et les dysfonctionnements récurrents qui minent la Guadeloupe avec un changement statutaire , il est indispensable d’affronter d’abord le choc des réalités et ne plus faire preuve de naïveté coupable. Car les discours politiques, les incantations électoralistes ou les fuites en avant institutionnelles ne suffisent plus face à l’épreuve du réel.
C’est à une mise à nu brutale mais nécessaire de la situation que nous invite ce temps de crise multiforme. Une crise qui, si elle n’est pas regardée en face, risque de précipiter notre territoire dans une forme d’implosion silencieuse. La lucidité est douloureuse, mais elle est le seul point de départ crédible vers une reconstruction économique, sociale et culturelle. Et cette reconstruction suppose, en premier lieu, une prise de conscience collective des chocs qui s’annoncent.
Le premier de ces chocs est climatique. Il n’est plus théorique, il est déjà à l’œuvre. Sécheresses plus longues, pluies plus violentes, élévation du niveau de la mer, pertes agricoles, stress hydrique : la Guadeloupe vit désormais les effets concrets du dérèglement climatique. Et ce dérèglement mondial nous rappelle une vérité simple : aucune île, aussi éloignée soit-elle, n’est à l’abri des conséquences planétaires. Face à cela, l’urgence n’est plus à l’attentisme mais à l’adaptation. L’agriculture doit se réinventer, les politiques de l’eau doivent être repensées, la gestion du littoral reconfigurée. Il ne s’agit plus de « verdir » la politique, mais d’opérer un basculement profond de nos logiques de développement.
À ce premier choc vient s’ajouter un deuxième : le choc démographique. En Guadeloupe, comme ailleurs, la baisse continue de la natalité couplée au vieillissement accéléré de la population pose des défis majeurs. Non seulement notre société vieillit, mais elle s’appauvrit en capital humain. Les jeunes les mieux formés s’en vont et ne reviennent pas. Ce phénomène n’est pas anodin : il traduit à la fois un déficit d’espoir, une défiance envers l’avenir local et une absence de projet collectif mobilisateur. Dans un monde globalisé, la Guadeloupe peine à retenir ses forces vives, à leur offrir des perspectives dignes. La conséquence est double : une charge croissante sur les générations actives et une atonie inquiétante de la créativité entrepreneuriale locale.
Le troisième choc est technologique, avec l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle. Cette révolution en cours n’est pas sans risques pour des territoires déjà fragiles. Dans une économie guadeloupéenne largement tertiarisée, les métiers administratifs, commerciaux ou encore juridiques sont directement menacés par l’automatisation. Or, sans anticipation, ce changement pourrait engendrer une destruction massive d’emplois.
Pire encore : il pourrait accentuer la fracture numérique déjà bien installée entre les générations, entre les territoires, entre les niveaux de qualification. La technologie n’est pas l’ennemie, mais elle suppose un accompagnement politique fort, une montée en compétence généralisée et un véritable projet éducatif adapté aux réalités de demain.
Mais c’est peut-être le quatrième choc qui aura l’effet le plus déstabilisant : le choc budgétaire et financier. La France entre dans une ère d’austérité budgétaire, comme le souligne le patron de Bpifrance. Cela signifie concrètement pour les territoires d’Outre-mer une baisse prévisible des transferts publics, une réduction des dépenses sociales et une fragilisation des dispositifs de solidarité nationale sur lesquels repose en grande partie l’économie guadeloupéenne. Les dépenses en santé, en éducation, en infrastructures ou en accompagnement social risquent d’être comprimées.
Or, la Guadeloupe, structurellement dépendante de ces flux, n’a pas construit d’alternative économique suffisante pour absorber ce choc. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’équilibre budgétaire, mais la stabilité sociale du territoire.
Face à cet empilement de crises – environnementale, démographique, technologique, financière – il serait tentant de céder au fatalisme. Mais cette tentation doit être combattue. Car il existe bel et bien une voie de sortie. Elle est certes étroite, complexe, incertaine, mais elle est réelle.
Cette voie passe par une refondation économique du territoire, non pas dictée de l’extérieur, mais construite collectivement à l’aide d’une vision nouvelle de patriotisme économique. Une économie endogène, plus résiliente, plus sobre, plus créative, reposant sur l’intelligence du local, sur l’engagement des jeunes, sur la redéfinition du rapport au travail, au temps, à la production de richesse.
Pour cela, il faudra déconstruire nombre de réflexes hérités : la croyance dans la rente publique comme moteur économique, la dépendance à l’importation systématique, l’assistanat comme panacée à la détresse sociale, la sous-valorisation des savoir-faire locaux, le dénigrement de l’entreprise et de l’initiative individuelle. Ce travail de reconstruction impose de penser autrement : réindustrialiser à petite échelle, relancer l’agriculture vivrière, soutenir l’économie circulaire, valoriser le patrimoine et la culture, développer les compétences numériques, imaginer un tourisme plus intégré.
Mais pour tracer cette voie, encore faut-il que les institutions, les élus, les citoyens, les entreprises prennent la mesure des défis. Ce qui semble manquer aujourd’hui, ce n’est pas tant le talent ou les idées – ils existent – mais une capacité à affronter le réel, à admettre que les anciens modèles sont épuisés, à se projeter au-delà des postures.
Comme le rappelait Descartes, résoudre un problème, c’est d’abord le découper en autant de parties que nécessaire. Il est temps d’analyser en profondeur, sans tabou, sans faux-semblants, en croisant les regards. Il est temps de cesser d’agir en surface, de colmater les brèches sans jamais reconstruire la structure. Il est temps de convoquer l’intelligence collective.
Ce sursaut est urgent. Car sans lui, la Guadeloupe risque de devenir un territoire passif, sans capacité d’initiative, soumis aux décisions de l’extérieur, en perpétuelle attente. Le choc des réalités n’est pas une punition, c’est une opportunité : celle de tout remettre à plat, de tout repenser, de tout réinventer. Il faut désormais choisir : subir ou bâtir à l’orée de la prochaine décennie .
*Président du cercle des économistes de la Guadeloupe