Opinion. Pourquoi et comment la société antillaise est désormais minée par l’individualisme ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

L’individualisme s’est aujourd’hui imposé comme étant un trait dominant de la société antillaise surtout chez les jeunes générations.

L’individualisme est donc vu comme un danger pour le lien social car du point de vue de l’éducation et de la famille, il serait responsable de la montée actuelle des violences et de la déliquescence de l’éducation nationale ainsi que de la famille  L’individualisme est une Doctrine qui fait de l’individu le fondement de la société et des valeurs morales. C’est au sens sociologique une attitude favorisant l’initiative individuelle, l’indépendance et l’autonomie de la personne au regard de la société.L’individualisme est une conception philosophique, politique, morale et sociologique où l’individu occupe la place centrale, par opposition aux théories holistes, qui font au contraire prédominer le groupe social. Il s’agit donc d’une primauté de l’identité personnelle par rapport à l’identité collective.

Ce courant politique et philosophique apparaît dans la deuxième moitié du XIX e siècle, avec pour figure de proue le philosophe Friedrich Nietzsche à travers sa théorisation du surhomme. La société antillaise, longtemps reconnue pour sa solidarité et son sens aigu de l’entraide, semble aujourd’hui traversée par une mutation profonde qui met à mal ces fondements historiques. L’individualisme, jadis perçu comme une conquête de liberté ou un facteur de progrès, s’est insidieusement imposé comme le trait dominant des rapports sociaux, particulièrement au sein des jeunes générations. Là où prévalait autrefois le « nous », dans la continuité d’une organisation sociale forgée par l’histoire esclavagiste et coloniale ,  nourrie de résistances collectives, domine désormais le « moi », avec tout ce que cela implique en matière de repli sur soi, de compétition et de fragilisation du lien social.

Il serait trop simple de réduire cette évolution à une tendance culturelle ou morale. L’individualisme antillais doit être replacé dans un contexte historique et sociologique précis. Le mouvement a véritablement pris racine au milieu du XXe siècle, au moment de la départementalisation. En se rapprochant du modèle français, les sociétés antillaises se sont progressivement ouvertes à la consommation de masse, aux promesses d’ascension sociale individuelle et à la logique d’assimilation, qui a contribué à dissoudre certains des mécanismes traditionnels de solidarité. La décennie des années soixante, marquée par l’explosion du libéralisme culturel et l’influence de Mai 68, a accentué ce phénomène, en valorisant l’autonomie personnelle et la quête de réussite individuelle. Aujourd’hui, cette évolution est amplifiée par la société numérique et les réseaux sociaux, où l’expression de soi, la mise en avant de l’image personnelle et la quête de reconnaissance virtuelle renforcent la primauté de l’individu sur le collectif.

Les conséquences de cette montée en puissance de l’individualisme sont multiples et touchent de plein fouet les fondements mêmes de la cohésion sociale antillaise. Dans le domaine familial, on observe une déstructuration progressive : multiplication des divorces, affaiblissement des liens intergénérationnels, recul du rôle unificateur de la famille élargie qui constituait jadis un véritable filet de sécurité. Dans le domaine éducatif, l’accent mis sur la réussite personnelle, souvent perçue à travers le prisme de l’émigration ou de l’ascension sociale individuelle, tend à marginaliser les valeurs collectives et à fragiliser la transmission d’un sens du devoir envers la communauté. Sur le plan culturel, le repli identitaire, qui prend parfois des allures de méfiance généralisée, alimente un climat de pessimisme et de défiance vis-à-vis des institutions comme des autres individus.

Ce repli sur soi se traduit également par une crise de l’engagement. Là où les générations passées s’investissaient dans les associations, les syndicats ou les mouvements culturels, les jeunes d’aujourd’hui se détournent de ces espaces collectifs, perçus comme contraignants ou peu gratifiants à court terme. L’action solidaire se réduit aujourd’hui souvent à la sphère festive et aux multiples occasions de réjouissances, où la convivialité persiste, mais sans prolongement durable en termes de structuration sociale ou politique. Le recul de la solidarité a également des conséquences économiques et sociales : il accentue les inégalités, fragilise les capacités d’organisation collective face aux crises – qu’elles soient sanitaires, économiques ou climatiques – et nourrit une perception diffuse de délitement social, alimentant le sentiment que « tout va mal ».

Il ne faudrait pas, pour autant, diaboliser l’individualisme en bloc. Comme doctrine philosophique, il a permis d’émanciper l’individu de carcans autoritaires et de promouvoir des valeurs d’autonomie et de responsabilité. Mais dans le contexte antillais actuel, son excès prend une dimension corrosive, car il se développe dans un environnement marqué par la dépendance économique, les inégalités sociales et le désenchantement politique. La quête de réussite personnelle se fait trop souvent au détriment du collectif, accentuant le sentiment d’alienation et de division.

L’enjeu pour les sociétés antillaises est donc de trouver un équilibre entre autonomie individuelle et solidarité collective. Sans un sursaut en faveur de la coopération, de l’engagement associatif et de la revitalisation du lien intergénérationnel, la dynamique actuelle risque de conduire à une société fragmentée, plus fragile face aux défis économiques et sociaux. L’individualisme, en tant que moteur d’initiative et d’innovation, peut être une force s’il est réinscrit dans un cadre collectif, mais livré à lui-même, il apparaît aujourd’hui comme une menace qui mine les fondations mêmes de la cohésion antillaise et compromet la capacité de ses habitants à affronter ensemble les incertitudes de l’avenir.

Ce qui était vrai hier , c’est que la société antillaise a longtemps reposé sur un équilibre fragile entre solidarité et affirmation individuelle, mais force est de constater que cet équilibre est aujourd’hui rompu au profit d’un individualisme qui s’impose comme le trait dominant des rapports sociaux. Si cette évolution s’observe à travers les comportements familiaux, éducatifs et culturels, elle se manifeste de manière encore plus significative dans la sphère économique et financière, où la disparition progressive des structures collectives qui donnaient sens au « nous » au profit d’une logique individualiste de nature capitaliste a profondément bouleversé les dynamiques locales.

Pendant plus d’un siècle, l’économie de plantation puis l’industrie sucrière ont constitué à la fois un socle économique et un espace de socialisation. Les grandes usines sucrières et les exploitations cannières n’étaient pas seulement des lieux de travail, elles formaient de véritables foyers de vie collective où se tissaient des liens d’entraide, de lutte et de solidarité. Les luttes syndicales y trouvaient leur terrain d’expression, structurant une conscience de classe qui dépassait les clivages individuels. La fermeture progressive des usines à partir de la seconde moitié du XXe siècle, consécutive à la crise de la filière canne-sucre, a entraîné non seulement la perte de milliers d’emplois, mais également l’effritement d’un mode d’organisation sociale et économique qui plaçait la communauté au centre. Cet effondrement a laissé place à une atomisation du monde du travail, où l’emploi public et tertiaire, largement individualisé, a remplacé la dynamique collective des ateliers de production et des champs.

Parallèlement, la départementalisation et l’ouverture à la société de consommation ont renforcé une culture de l’ascension sociale individuelle avec le concours de la politique d’assimilation. L’accès au salariat dans la fonction publique, puis l’émergence d’un entrepreneuriat de survie dans un tissu économique marqué par la précarité et la dépendance aux transferts publics, ont incité les individus à privilégier leur réussite personnelle au détriment de l’action collective. La solidarité syndicale et associative a progressivement cédé le pas à une logique de compétition pour l’emploi, les subventions ou les marchés publics. Dans ce contexte, l’individualisme s’est cristallisé comme une stratégie de survie dans un environnement économique où chacun se bat pour sécuriser sa place dans le courant de l’ascenseur social.

L’effritement des lieux traditionnels de sociabilité, qu’il s’agisse des usines ou des mouvements collectifs qui en découlaient, a entraîné une crise durable de la coopération économique. La faiblesse de l’investissement collectif, la rareté des coopératives agricoles viables et la difficulté à pérenniser des projets solidaires en sont les symptômes les plus visibles. Dans le domaine agricole, la logique d’exploitations éclatées et individualisées domine, fragilisant la capacité de négociation des producteurs face aux grands distributeurs.

Dans le commerce ou les services, la concurrence exacerbée empêche bien souvent l’émergence de véritables réseaux solidaires et renforce les logiques de rivalité. Même l’économie informelle, qui joue un rôle crucial aux Antilles, se structure davantage autour d’initiatives individuelles que de véritables stratégies communautaires.

Les conséquences de cet individualisme économique sont lourdes. Elles se traduisent par une difficulté à construire des filières locales solides, par un manque de coopération dans la structuration des entreprises et des marchés, et par une dépendance accrue à l’État et à ses dispositifs de soutien. L’absence de culture économique solidaire accentue la fragilité des petites entreprises face aux crises, et empêche l’émergence d’une bourgeoisie « nationale » et de véritables champions locaux capables de concurrencer les grands groupes extérieurs. À l’échelle sociale, cet individualisme renforce les inégalités et creuse un fossé entre ceux qui réussissent à tirer leur épingle du jeu et ceux qui restent à la marge.

Mais, au-delà de ce constat historique, l’avenir pose une question encore plus pressante. Car si la disparition de l’industrie sucrière et la départementalisation ont accéléré la montée de l’individualisme, la révolution technologique qui s’annonce risque d’en accentuer encore davantage les effets. L’intelligence artificielle, la robotisation et l’automatisation du travail bouleverseront en profondeur le marché de l’emploi aux Antilles, déjà fragilisé par la dépendance structurelle et la précarité. Les emplois peu qualifiés, sur lesquels repose encore une grande partie de l’économie locale, sont directement menacés. Cette mutation risque de renforcer la compétition individuelle pour accéder aux rares postes qualifiés, accentuant ainsi la logique du « chacun pour soi ».

Dans le même temps, ces technologies pourraient être porteuses d’opportunités inédites si elles étaient pensées dans une dynamique collective : développement de filières numériques locales, mise en place de plateformes coopératives, valorisation des savoir-faire grâce aux outils digitaux. Mais sans une véritable réinvention de la solidarité économique, l’IA et la robotisation risquent surtout d’aggraver l’isolement, de creuser les fractures sociales et de miner encore davantage la cohésion de sociétés déjà fragilisées.

L’histoire récente a montré combien la disparition des lieux de coopération économique avait fragilisé le tissu social antillais. L’avenir dépendra de la capacité des Antilles à ne pas reproduire ce schéma, et à inventer de nouveaux espaces de solidarité capables de contrebalancer la force corrosive de l’individualisme dans un monde en pleine mutation technologique. Cela étant dit, il reste à méditer ce proverbe créole : 

« Débrouya pa péché » Autrement dit : L’individualisme n’est pas un défaut et la débrouillardise n’est pas un péché .

*Economiste et chroniqueur 

Facebook
Twitter
LinkedIn
WhatsApp
Email

Actualité

Politique

Economie

CULTURE

LES BONS PLANS​

KARIB'Archives

Rechercher un article par mot clé dans nos archives à partir de 2020

DERNIERES INFOS

LE TOP KARIB'INFO