Opinion. Changer de modèle économique : une gageure difficile selon certains, mais nécessaire et même indispensable pour les économistes lucides ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La Guadeloupe se trouve à un tournant décisif de son histoire économique et sociale avec la révolution technologique, le changement climatique et la crise de la dette.

Depuis plus d’une décennie, sa croissance tourne au ralenti, oscillant péniblement autour de 1 % par an depuis 2015, un niveau trop faible pour permettre à un territoire fragile d’affronter sereinement les défis actuels. Même les projections optimistes annoncent une croissance plafonnant à 1,2 % en 2025, avant une stagnation durable sous les 1 % du fait d’une baisse attendue de la consommation qui est un pilier important de la croissance en Guadeloupe.

Ce palier structurellement bas n’est pas seulement un indicateur macroéconomique : il annonce à moyen terme une forme de déclin si rien n’est fait. Car une croissance atone entraîne un cercle vicieux bien connu : faibles recettes fiscales, difficulté à financer les politiques publiques, perte d’attractivité pour les investisseurs, repli de l’épargne vers la pierre plutôt que vers l’innovation productive, tensions accrues sur le partage de la valeur ajoutée et incapacité à créer les emplois nécessaires pour la jeunesse.

Les deux forces qui pèsent aujourd’hui le plus lourdement sur l’économie guadeloupéenne — la chute continue de la productivité et le vieillissement démographique — ne feront que renforcer cet étouffement progressif.

C’est dans ce contexte que s’impose désormais un débat central : la Guadeloupe peut-elle continuer à fonctionner exclusivement comme une société de consommation alors même que ce modèle, qui l’a portée depuis la départementalisation, montre des signes irréversibles d’essoufflement ?

Ce modèle, fondé sur la stimulation permanente du désir d’acheter et sur un marketing agressif, a longtemps soutenu la croissance locale et permis l’ascension sociale d’une classe moyenne importante. Mais ce système atteint aujourd’hui ses limites : la consommation n’est plus en mesure de tirer l’économie vers l’avant, et elle devient même un obstacle aux mutations indispensables. Dans une économie où l’essentiel des ressources dépend du transfert public et où la production locale reste structurellement faible, continuer à faire reposer le développement sur la seule dépense des ménages relève d’une impasse stratégique.

De plus, les injonctions contradictoires de la société contemporaine brouillent encore davantage la capacité de changement. Les Français, et a fortiori les Guadeloupéens, expriment massivement leur envie de vivre dans une société moins consumériste : 78 % souhaitent une transformation profonde du modèle actuel, 93 % veulent repenser totalement ou partiellement le système économique et 83 % désirent une société où la consommation occuperait une place moindre.

Pourtant, les pratiques restent largement modelées par l’incitation à consommer, sous l’effet de la publicité, des promotions, de l’obsolescence programmée ou des innovations permanentes. Le paradoxe est évident : la prise de conscience progresse, mais les habitudes demeurent ancrées. En Guadeloupe, cette tension est d’autant plus forte que les banques encouragent la consommation par une distribution de crédit orientée vers l’achat plutôt que vers la création productive, renforçant une économie dépendante et vulnérable.

Changer de modèle économique n’est pas un slogan, c’est une nécessité vitale. Car l’avenir économique du territoire est désormais percuté par deux transformations majeures : l’intelligence artificielle et le changement climatique. L’IA, en particulier, constitue un risque direct pour les métiers administratifs qui structurent largement l’emploi local.

Le secteur public, pilier de la stabilité sociale depuis des décennies, ne pourra plus absorber comme avant la main-d’œuvre diplômée, d’autant que l’État lui-même incite déjà à réduire les effectifs pour éviter l’effet de ciseaux budgétaire qui menace l’ensemble du modèle. La crise de l’emploi public est donc inévitable, et donc la Guadeloupe doit diversifier son économie et sinon risque à terme l’impasse si elle n’investit pas massivement dans l’innovation, la production, l’économie circulaire, l’agriculture durable, les énergies renouvelables,  l’économie du savoir et les métiers d’avenir.

C’est tout le sens de l’appel à la transformation profonde lancé par plusieurs représentants économiques au niveau national. Certains parlent d’un “reboot stratégique” pour imaginer le futur des métiers d’hier, une nécessité encore plus pressante en Guadeloupe où le système productif reste étroit, fragmenté et trop dépendant de rentes publiques. Réinventer les chaînes de valeur, questionner les angles morts, rompre avec les habitudes, accepter la prise de risque et repenser la relation entre producteurs, distributeurs et consommateurs : tout ceci suppose un changement de culture économique autant qu’un changement de techniques.

La Guadeloupe devra apprendre à faire « moins, mais mieux », à repenser les critères de rentabilité des entreprises, à privilégier la qualité, la durabilité, la valeur ajoutée locale et la responsabilité sociale plutôt que la course au profit immédiat.

Le changement de modèle exige également de repenser non seulement le contrat social mais également les institutions . Il faut inventer un équilibre raisonnable entre ce que les ménages souhaitent conserver de la société de consommation — sécurité, confort, niveau de vie — et ce que le territoire doit quoiqu’il en soit devenir : une société de production capable de générer ses propres richesses, de créer des emplois durables et de résister aux chocs extérieurs.

Cela implique de relocaliser certains savoir-faire, d’encourager l’esprit d’entreprise, de renforcer la formation professionnelle, de soutenir les filières stratégiques, d’accompagner les transitions écologiques et numériques et de repenser le rôle des institutions publiques dans la création de valeur. Et force est de souligner que tout cela passe par le maintien de la Guadeloupe dans le cadre de l’article 73 renforcé d’un pouvoir normatif pour opérer une transition en douceur et sans perte de substance financière.

Ce nouveau contrat social ne se fera pas sans effort, car il suppose de sortir d’un imaginaire collectif façonné par plusieurs décennies d’abondance relative, d’aides publiques structurantes et d’un confort matériel devenu la norme. Mais refuser cette transformation vers un système de production reviendrait à accepter un lent déclin, une paupérisation progressive et un renforcement des inégalités, notamment au détriment de la jeunesse.

À l’inverse, engager dès aujourd’hui une reconstruction du modèle économique guadeloupéen, fondée non plus sur la consommation mais sur la production, l’innovation et l’anticipation, ouvrirait un horizon nouveau, plus résilient, plus équitable et plus compatible avec les défis planétaires du XXIe siècle. Car au-delà des analyses techniques, une vérité demeure : le modèle économique et social de la Guadeloupe doit être repensé, profondément et durablement, si le territoire veut éviter de subir l’avenir au lieu de le construire.

*Economiste et juriste en droit public 

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