La crise multidimensionnelle qui frappe Haïti — marquée par l’effondrement institutionnel, la violence armée généralisée, l’urgence humanitaire et l’absence prolongée d’un pouvoir étatique effectif — ne relève plus d’un problème strictement national, ni même régional.
Dans le contexte international actuel, Haïti s’est imposé comme un espace stratégique sensible, situé au croisement de la rivalité structurelle qui définit le XXIᵉ siècle : la compétition entre les États-Unis et la République populaire de Chine pour l’influence globale, et plus particulièrement pour le contrôle politique, économique et symbolique de l’Amérique latine et de la Caraïbe.
Cette rivalité a récemment été formalisée dans des documents officiels des deux puissances. D’un côté, les États-Unis ont rendu publique une nouvelle Stratégie de sécurité nationale réaffirmant leur vision historique de l’hémisphère occidental comme zone d’intérêt vital. De l’autre, la Chine a publié son troisième document de politique à l’égard de l’Amérique latine et des Caraïbes, fondé sur un discours de coopération, de multipolarité et de développement partagé. Haïti se trouve, directement ou indirectement, traversé par ces deux logiques.
La lecture théorique : Haïti, une approche décoloniale
Une lecture plus distanciée et rigoureuse de la situation haïtienne invite à dépasser l’opposition binaire entre impérialisme américain et alternative chinoise. Les théories critiques et décoloniales des relations internationales rappellent que les États périphériques ne sont pas seulement des victimes passives des rivalités de puissances, mais des entités structurellement insérées dans un système mondial hiérarchisé, hérité de la colonialité du pouvoir.
A. Haïti dans le système-monde : une périphérie structurelle
Dans la perspective du système-monde développée par Immanuel Wallerstein, Haïti occupe une position périphérique durable, caractérisée par une faible capacité d’extraction de valeur, une dépendance financière chronique et une exposition accrue aux chocs externes (Wallerstein, 2004). Cette position ne résulte pas uniquement d’échecs internes, mais d’un processus historique de subordination économique amorcé dès l’indépendance, consolidé par la dette d’indemnisation imposée par la France, puis perpétué par les mécanismes contemporains de l’aide internationale et de la gouvernance sécuritaire.
Dans cette optique, la rivalité sino-américaine ne transforme pas fondamentalement la place d’Haïti dans l’économie politique mondiale : elle en modifie les modalités, mais non la structure. Qu’il soit intégré dans une architecture dominée par Washington ou courtisé indirectement par Pékin, Haïti reste un espace de projection de puissance plutôt qu’un centre de décision autonome.
La périphérie ne choisit pas librement entre les puissances ; elle négocie sa survie dans un champ de contraintes asymétriques.
B. Réalisme périphérique et rationalité des grandes puissances
Du point de vue du réalisme classique et néoréaliste,les comportements américain et chinois relèvent d’une rationalité stratégique prévisible. Comme l’a montré Kenneth Waltz, les grandes puissances agissent prioritairement pour préserver leur sécurité et leur position relative dans un système anarchique (Waltz, 1979). La Caraïbe, en tant qu’espace géostratégique proche du territoire américain, conserve une valeur sécuritaire disproportionnée par rapport à son poids économique réel.
Dans ce cadre, l’action des États-Unis à Haïti ne relève ni d’un altruisme humanitaire pur ni d’un projet néocolonial monolithique, mais d’un calcul de coûts et de risques : prévenir l’instabilité migratoire, éviter l’implantation d’acteurs rivaux et maintenir une crédibilité hégémonique régionale à un moment où cette crédibilité est contestée ailleurs dans le monde.
La Chine, de son côté, adopte une stratégie typique de puissance ascendante prudente : minimisation des coûts, maximisation du capital symbolique et normatif, usage du multilatéralisme comme espace de contre-influence (Mearsheimer, 2014). Son invocation du principe de non-ingérence doit être comprise moins comme une posture morale que comme un instrument stratégique destiné à limiter l’unilatéralisme occidental tout en renforçant sa propre légitimité auprès du Sud global.
C. Colonialité du pouvoir et illusion du « choix stratégique »
Les approches décoloniales, notamment celles d’Aníbal Quijano et de Walter Mignolo, permettent de déconstruire l’idée selon laquelle Haïti disposerait réellement d’un « choix » entre plusieurs modèles de développement ou d’alliances (Quijano, 2000 ; Mignolo, 2011). La colonialité du pouvoir se manifeste précisément dans cette illusion de choix, où les options disponibles sont toutes produites par le centre du système mondial.
Ainsi, l’opposition entre une solution sécuritaire occidentale et une solution développementaliste chinoise masque un point commun fondamental : dans les deux cas, les priorités, les temporalités et les instruments sont définis hors d’Haïti. La souveraineté invoquée reste formelle tant que les capacités matérielles, institutionnelles et symboliques de décision demeurent externalisées.
D. Entre agency limitée et dépendance structurelle
Les travaux sur le réalisme subalterne et les relations internationales du Sud global soulignent que les États faibles conservent une agency, mais une agency contrainte, fragmentée et souvent réactive (Acharya, 2014). Haïti peut influencer marginalement les termes de son interaction avec les grandes puissances, mais uniquement à la condition de disposer d’interlocuteurs étatiques reconnus et d’un minimum de cohésion politique interne.
En l’absence de ces conditions, la rivalité sino-américaine tend moins à ouvrir des opportunités qu’à renforcer la dépendance, en multipliant les interventions ponctuelles, non coordonnées et faiblement enracinées socialement. Le risque principal n’est donc pas l’alignement sur une puissance plutôt qu’une autre, mais la perpétuation d’un régime d’exception permanente, où Haïti devient un laboratoire de gestion internationale de crise sans horizon de sortie.
La lecture américaine : Haïti, un bouclier hémisphérique
Du point de vue de Washington, Haïti est avant tout appréhendé à travers un prisme de sécurité nationale. La réactivation, explicite ou implicite, de la doctrine Monroe repose sur l’idée que toute instabilité dans la Caraïbe constitue une menace directe pour les intérêts stratégiques des États-Unis. Haïti est ainsi perçu comme un foyer potentiel de migrations irrégulières, de criminalité transnationale et de désordre politique susceptible d’être exploité par des puissances extra-hémisphériques.
Dans ce cadre, l’initiative américaine visant à promouvoir une force multinationale de sécurité sous mandat des Nations unies répond à l’urgence sécuritaire liée à l’emprise des groupes armés. Toutefois, cette proposition ne peut être comprise uniquement comme une réponse technique ou humanitaire : elle s’inscrit dans une stratégie plus large visant à préserver la primauté américaine dans l’hémisphère occidental et à empêcher l’installation d’une influence chinoise durable dans l’espace caribéen.
Les réticences, voire les oppositions, exprimées par la Chine et la Russie au Conseil de sécurité montrent que la crise haïtienne est devenue un point de friction au sein de la rivalité entre grandes puissances.
La lecture chinoise : Haïti, un échiquier indirect
L’approche chinoise à l’égard de l’Amérique latine et de la Caraïbe se déploie selon une rationalité différente. Le document de politique publié par Pékin met en avant la multipolarité, la coopération Sud-Sud et le développement économique comme fondements d’un partenariat présenté comme « gagnant-gagnant ». La Chine s’affirme ainsi comme une alternative au modèle occidental, proposant investissements, infrastructures, coopération énergétique, transferts technologiques et éradication de la pauvreté.
Haïti occupe une place singulière dans cette stratégie. En maintenant des relations diplomatiques avec Taïwan, le pays ne dispose pas de relations officielles avec Pékin. Néanmoins, la Chine a su exercer une influence indirecte, à travers des aides humanitaires ponctuelles, son poids économique régional et surtout son rôle déterminant dans les instances multilatérales. Son attitude réservée face à une intervention sécuritaire pilotée par les États-Unis relève autant du principe de non-ingérence que d’une volonté de contrebalancer l’hégémonie américaine dans la région.
Ainsi, même en l’absence de relations diplomatiques formelles, Haïti devient un espace symbolique et politique de la confrontation sino-américaine.
Entre instrumentalisation et marge d’autonomie
Le principal danger pour Haïti réside dans sa réduction à un simple instrument géopolitique. Le pays risque d’être traité soit comme un bouclier sécuritaire pour les États-Unis, soit comme une pièce stratégique dans le jeu d’influence de la Chine. Dans les deux cas, les priorités du peuple haïtien — sécurité humaine, développement, justice sociale et souveraineté politique — risquent d’être reléguées au second plan.
Cependant, cette rivalité entre puissances pourrait aussi ouvrir un espace limité de manœuvre. La coexistence de propositions distinctes — sécurité pour Washington, développement pour Pékin — pourrait permettre à Haïti de diversifier ses partenariats. Cette possibilité demeure toutefois conditionnée à l’existence d’un projet politique national clair, capable d’ordonner l’aide internationale autour d’objectifs définis par les Haïtiens eux-mêmes.
Conclusion : La souveraineté effective au-delà du choix imposé
Haïti se trouve aujourd’hui au cœur d’un Grand Jeu géopolitique qui dépasse largement ses frontières. La question centrale n’est pas seulement de savoir si le pays sera le bouclier des États-Unis ou l’échiquier de la Chine, mais s’il parviendra à éviter d’être réduit à l’un ou à l’autre. Une lecture théorique démontre que ce « choix » est largement illusoire, car encadré par des structures de dépendance héritées et des rationalités de puissance qui dépassent Haïti.
Une issue durable à la crise haïtienne suppose que la communauté internationale reconnaisse Haïti non comme un problème sécuritaire ou un espace de rivalité stratégique, mais comme un sujet politique souverain, détenteur du droit de définir son propre avenir. Cela nécessiterait de subordonner les logiques de compétition entre puissances à un projet de reconstruction des capacités étatiques endogènes et des mécanismes de légitimité politique interne.
Sans cette reconnaissance fondamentale et cette transformation des conditions matérielles de la souveraineté, toute intervention risque de reproduire les logiques de tutelle et de dépendance qui ont historiquement contribué à la fragilisation de l’État haïtien. Le défi pour Haïti est moins de naviguer entre les puissances que de construire, pas à pas, les fondements d’une agency politique effective.
À propos de l’Auteur* :
Consultant et Spécialiste en politiques publiques et internationales, Droits Humains et Démocratie, Justice sociale et réparatrice. Alumni du Programme de Bourse des Nations Unies pour les Personnes d’Ascendance Africaine (2024).
Source : Le Nouvelliste (*Jackson Jean)
























