Haïti. « Immortel et inoxydable » : Le Frankétienne de Marie-Andrée

Le 20 février 2025, Frankétienne est mort paisiblement chez lui, dans sa chambre, comme il l’avait toujours souhaité. Le monde culturel haïtien ne s’en remet toujours pas et les hommages se succèdent. Pour sa 31e édition, Livres en folie honore à titre posthume l’auteur de Dezafi. Et pour parler de l’homme, qui d’autre que sa compagne de cinquante-six ans, Marie-Andrée Manuel Étienne ?

La maison aux murs rouges n’a pas vraiment changé. Dix ans que je n’y avait pas remis les pieds. Elle a gardé son charme particulier. Avec ses dizaines de tableaux, ses pilonnes colorés de peintures vives et ses murs tagués de pensées énigmatiques, elle est restée figée dans le temps.

La seule différence aujourd’hui, c’est que Frankétienne n’y vit plus. Cette fois, le fils de Ravine Sèche ne m’accueille pas la main tendue, sourire aux lèvres, regard pétillant et malicieux. Le génie est parti, même si cette maison est encore remplie de lui. Son œuvre est partout certes, mais c’est son esprit qui traverse encore les murs qu’il a tant aimés, selon sa compagne de vie Marie-Andrée Manuel Etienne, que Le Nouvelliste rencontre pour parler de lui.

Sourire rayonnant, coquette et vive, Marie-Andrée Manuel Étienne est de celles qui ne passent pas inaperçues. Même après avoir fait sa vie aux côtés d’un homme qui a toujours su l’éclipser, sa force tranquille n’est pas à sous-estimer. Frankétienne lui doit beaucoup. « Je lui ai consacré ma vie entière. J’ai beaucoup abandonné pour lui. Mais j’avais vite compris que deux artistes ne pouvaient pas cohabiter. J’ai fait un choix, il y a longtemps et je l’ai assumé jusqu’au bout ». Née à Port-au-Prince le 5 décembre 1945, Marie-Andrée admet avoir un tempérament fort, comme son défunt époux. « On n’a jamais arrêté d’avoir des embrouilles, Franck et moi. Nou te de toro gwonde ! », avoue-t-elle, sourire triste.

C’est en 1967 au Bel-Air que les tourtereaux se rencontrent à l’école « Le Collège des Humanistes » où enseignait Frankétienne. « Je n’étais pas contente quand je suis rentrée à cette école en classe de terminale. C’est mon père qui m’y avait forcé. J’étais toujours de mauvaise humeur. Mais Franck et moi nous sommes devenus amis et à la fin de l’année scolaire quelque chose s’est passé et nous sommes tombés amoureux par la suite. Je suis partie quelques temps après pour mes études supérieures à l’étranger et, à mon retour, nous nous sommes fiancés. Tout s’est passé assez vite entre nous », raconte Marie-Andrée. « C’est dans le mariage que nous avons vraiment appris à nous connaître. Si bien que, quinze jours après avoir convolé en juste noces, nous avons été trouvé un juge parce que nous voulions déjà divorcer pour incompatibilité de caractère », continue-t-elle.

Ses yeux s’illuminent et ses cheveux gris-mauves tremblent sous le poids de son rire nostalgique. « Le Juge n’a pas voulu, bien entendu. Il nous a demandé d’essayer pendant un mois et, si, après cela, nous voulions toujours divorcer, il allait le faire. Nous ne sommes plus jamais revenu le voir. Mais cela n’a pas empêché Franck de quitter la maison treize fois pour aller chez sa mère. La quatorzième fois c’est moi qui suis partie. Il est rentré et ne m’a pas trouvé. Il est parti chez mes parents en catastrophe  pour les supplier de lui dire où j’étais. Li pa jan m fè sa ankò ! », se rappelle l’octogénaire, en riant.

Cinquante-six ans de vie commune ne s’oublient pas en quatre mois. Plus que tout, aujourd’hui, ce sont les moments de complicité avec son mari, leurs heures de prière ensemble, même leurs constantes chamailleries qui manquent à Marie-Andrée. « Ces derniers mois n’étaient pas faciles », explique la veuve, le regard lointain. « Pour moi, Franck était vraiment devenu immortel et inoxydable comme il adorait le dire. Cela m’a fait un vrai choc quand il est parti. Je n’arrivais pas à y croire. La première semaine après sa mort, je n’ai jamais réussi à fermer l’œil. Je souffrais énormément… même si j’étais soulagée que lui n’avait plus de douleurs. J’espère chaque jour qu’il est dans la lumière et qu’il est bien. Heureux. », souhaite-t-elle.

Leur histoire a donné vie à cinq enfants et des petits-enfants que Franck adorait. « À la maison, il était un papa poule, un père aimant et présent, qui ne savait pas dire non. On n’a jamais manqué de rien, il s’occupait bien de nous. Même s’il était un homme à femmes, je m’en foutais. Je m’occupais de mes enfants et lui, il rentrait toujours chez lui [le soir]. J’ai failli divorcer en deux fois mais je suis consciemment resté pour les enfants qu’on a bien élevé ensemble. À la toute fin il était triste parce qu’il disait qu’il sentait approcher le moment où il ne verrait plus ses enfants et ses petits-enfants. », raconte Marie-Andrée d’une voix rauque.

Ce lundi 16 juin 2025, l’ancienne institutrice est assise droite et fière dans sa bibliothèque éclairée. Ce sont les rares matins où tout va bien pour elle. Autour de nous, Frankétienne est présent dans les moindres recoins. Entre livres, manuscrits, et portraits de l’homme, seule une plaque d’honneur attribuée à Marie-Andrée en 2024 traîne nonchalamment sur une chaise, rappelant que le génie n’a pas vécu ici, seul.

Prolifique, Frankétienne n’a jamais arrêté de produire, de créer, d’être inspiré. De son plus jeune âge jusqu’au matin de sa mort, il  a été habité sans répit de cette passion folle qui le caractérisait si bien. « Je veux que l’on se souvienne de lui comme d’un rude travailleur. Il a passé sa vie à travailler. Même le matin de sa mort, il s’est réveillé et a peint une vingtaine de tableaux, qu’il n’a même pas eu le temps de signer. Je les ai tous ici, dans sa chambre, je ne sais pas quoi en faire honnêtement. », explique-t-elle, un peu résignée. C’est dans cette chambre bien rangée, que Marie-Andrée appelle « le sanctuaire », où tous les murs et placards sont badigeonnés d’écrits et de prophéties, que se trouve non seulement les derniers écrits de Frankétienne, ses derniers souvenirs mais aussi ses cendres et ses photos préférées.

En partant, c’est cette phrase culte de Frankétienne, bien visible sur l’un des murs de son salon, qui me hante l’esprit… Signe tangible de son immortel aura dans son antre de Delmas 31. « S’il arrive que tu tombes, apprends vite à chevaucher ta chute. Que ta chute devienne ton cheval pour continuer le voyage ! » Frankétienne.

Source : Le Nouvelliste

Lien : https://lenouvelliste.com/article/257352/immortel-et-inoxydable-le-franketienne-de-marie-andree

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