« Nous avons à reconquérir notre mémoire pour ne pas nous contenter de celle qui est inscrite dans les archives. »

Raphaël Confiant publie
Du Morne-des-Esses au Djébel, chez Caraïbéditions.
Rencontre avec un écrivain martiniquais dont
chaque sortie de roman
ne peut laisser indifférents
les amoureux des belles lettres.

Quelle est l’actualité de Raphaël Confiant ? 

Guère différente de celle de monsieur-tout-le-monde. Confiné ! Mais bon, n’exagérons tout de même pas car un écrivain est quelqu’un qui passe une grande partie de sa vie à s’auto-confiner.

Vous publiez Du Morne-des-Esses au djebel chez Caraïbéditions. Pourquoi ce thème et pourquoi maintenant ? 

Ce thème est dans la logique de mon exploration littéraire de l’histoire antillaise : le Temps de l’Amiral Robert (1939-45), la Vierge du Grand retour, La révolte de Décembre 1959 à Fort-de-France, Les soldats antillais dans la Première Guerre mondiale, etc. Nos historiens ont fait un énorme travail de défrichement et reste à donner vie à ce passé qui s’effrite avec le temps. Nous avons à reconquérir notre mémoire pour ne pas nous contenter de celle qui est inscrite dans les archives. Un historien ne peut pas dire ce que ressent, par exemple, un Noir au lendemain matin de l’abolition de l’esclavage soit le 23 mai 1848. Un écrivain oui !  En fait, histoire et littérature sont complémentaires.

« Certains de mes personnages ont participé à des tortures de révolutionnaires algériens… »

Les Antillais qui ont « fait la guerre d’Algérie », comme ils le disent laconiquement, en ont gardé un souvenir mitigé. « Faire la guerre » n’est jamais un bon moment mais ils en gardent un souvenir particulièrement douloureux. Vous ont-ils dit pourquoi ?

Leur réticence à en parler se comprend : ce fut une « sale guerre ». Et d’ailleurs, une guerre qui n’a jamais dit son nom puisqu’on parlait des « événements d’Algérie ». Certains de mes personnages ont ainsi participé à des tortures de révolutionnaires algériens, incendié des villages, voire même tué des gens. Tous m’ont dit avoir fait leur « travail de soldat français ». Sur le moment, ils n’ont fait qu’obéir aux ordres de la hiérarchie militaire mais les années passant, ils en ont, pour certains en tout cas, ressenti une certaine honte. Ils n’ont pas pu ne pas remarquer qu’il y avait des similitudes entre la situation algérienne et celle des Antilles. Ce qui explique que certains soient carrément passés du côté algérien comme les Guadeloupéens Sony Rupaire et Roland Thésauros ou les Martiniquais Frantz Fanon et Daniel Boukman. Mais bon, ils furent quand même peu nombreux à franchir ce pas.

J’en connais, certains en ont honte. Honte de voir ce que la guerre fait, surtout aux civils. Et cette guerre était, officiellement, « une opération de maintien de l’ordre ». Le poids des mots… le choc des réalités.

En effet ! Mais beaucoup continuent à parader devant les monuments aux morts le 14 juillet et le 11 novembre avec leurs vestons militaires bardés de médailles gagnées en Algérie. Je ne les accable pas : la plupart avaient vingt ans à l’époque et tous ne pouvaient pas avoir la lucidité et le courage de Fanon. Et puis, à la fin de ces années 50 du siècle dernier, l’idéologie de « l’impôt du sang » était encore très forte aux Antilles. Il s’agissait de remercier la France d’avoir aboli l’esclavage et d’avoir fait des anciens esclaves des citoyens français. Aujourd’hui, cela nous paraît bizarre, voire même loufoque, mais ne faisons pas d’anachronisme !

« Ils n’ont pas pu ne pas faire le parallèle entre Pieds-noirs et Békés d’une part et d’autre part, Algériens musulmans et Noirs antillais… »

Il serait facile de dire qu’ils se sont reconnus dans ces colonisés. Sûrement. Cependant certains sont revenus plus Français que jamais. Votre avis ?

« Reconnus comme les colonisés algériens » ? Il serait un peu osé de l’affirmer mais une chose est sûre, ils n’ont pas pu ne pas faire le parallèle entre Pieds-noirs et Békés d’une part et d’autre part, Algériens musulmans et Noirs antillais. Enfin, à moins d’être complètement aveugles ! Mais de là à déserter et à risquer la peine de mort, il y a un pas que la plupart n’ont pas osé franchir et on peut les comprendre. La plupart des soldats antillais venaient des campagnes, n’avaient pas accompli une longue scolarité et ne savaient même pas où se trouvait l’Algérie. De plus, la culture et la langue arabes leurs étaient opaques et ils n’avaient aucune certitude d’être bien accueillis dans les rangs du FLN. Sans même parler du « colorisme » qui sévissait et sévit encore en Algérie et dans le monde arabe en général. Colorisme assez semblable à celui des Antilles : plus on se rapproche phénotypiquement du Blanc, mieux on est considéré. Tout cela fut un obstacle à d’éventuelles désertions. Alors, d’aucuns rétorqueront « Oui, mais Fanon était un Noir ! ». Certes, mais il était médecin-psychiatre, pas simple soldat de deuxième classe comme la majorité des Antillais qui ont « fait la guerre d’Algérie ». En outre, il ne se trouvait pas sur le champ de bataille, en Algérie même, mais à Tunis, aux côtés du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) qui l’avait d’ailleurs nommé ambassadeur à Accra, au Ghana. 

Vos héros ne sont pas des anges. Ils peuvent être de beaux salopards. Comment les choisissez-vous ? Comment l’observation et l’écoute des témoins a-t-elle influencé votre écriture. Et votre récit ? 

Deux d’entre eux sont au moins des « anges », pour reprendre votre expression puisque l’un d’eux, sorti de l’Ecole Militaire de Saint-Cyr et devenu officier, a rejoint le FLN au péril de sa vie. Il a vraiment existé ! L’autre aussi qui, lui, fut étudiant en Sorbonne et qui, au lieu de répondre à l’appel sous les drapeaux, a rejoint un camp du FLN à Oujda, ville située à la frontière algéro-marocaine. Ils sont d’ailleurs deux de mes trois personnages principaux. Quant au troisième, qui a existé lui aussi et était sorti de Saint-Cyr, il se sentait français jusqu’au bout des ongles et a combattu les Algériens sans état d’âme. Sinon les autres personnages de soldats antillais se sont comportés comme leurs camarades auvergnats, bretons, normands ou alsaciens. Ils ont obéi aux ordres de leurs chefs !

« Comment le livre peut-il vivre quand les librairies sont fermées ? »

Comment promouvoir un nouveau roman en période de pandémie ? Grâce aux moyens modernes de communication ! J’ai fait pas mal d’interviews par Skype ou Zoom et même par simple téléphone. Et puis, il y a les sites-web comme le vôtre ! Le problème se situe ailleurs : comment le livre peut-il vivre quand les librairies sont fermées ? On me dira qu’il y a Amazon mais je déconseille vivement d’y avoir recours. Il vaut mieux acheter l’ouvrage à partir du site-web des éditeurs et le mien est Caraibéditions. L’ouvrage vous est livré chez vous dans les mêmes délais que ceux du géant américain. 

Cette pandémie, et ses incidences sur nos sociétés coloniales, vous inspire-t-elle ?

Elle met en lumière l’absence de réel pouvoir local ! Nous avons des maires, des députés, des sénateurs, des collectivités locales etc., mais c’est l’Etat qui décide en fin de compte. C’est lui qui confine et déconfine ! Et le plus terrible dans tout cela, c’est que nos populations accusent nos élus, les accablent même, alors que ce sont elles, en Martinique en tout cas, qui ont refusé l’Article 74 qui nous aurait donné une relative autonomie de décision. Quand Saint-Barth autorisait la baignade en mer, pour prendre un exemple trivial, eh bien, en Martinique et en Guadeloupe, ce sont les préfets qui en décidaient, pas les présidents de nos collectivités locales. Espérons que cet épisode du covid aura au moins fait comprendre au plus grand nombre que les Martiniquais et les Guadeloupéens ne peuvent pas avoir moins de pouvoir que les Saint-Barths ou les Corses…

Propos recueillis par André-Jean VIDAL

Photo de l’auteur à Miami. Crédit Montray Kréyol

Facebook
Twitter
LinkedIn
WhatsApp
Email

Actualité

Politique

Economie

CULTURE

LES BONS PLANS​