PAR JEAN-MARIE NOL*
Depuis plusieurs décennies , le secteur hôtelier en Guadeloupe connaît une lente mais constante déliquescence.
De nombreuses structures hôtelières, en particulier les établissements de milieu de gamme et les hôtels clubs construits dans les années 1980-1990, ont baissé le rideau. Le parc hôtelier de l’archipel a perdu plusieurs milliers de lits en moins de 15 ans, mettant en lumière une crise structurelle profonde : coût de personnel trop lourd, climat social dégradé, vétusté des infrastructures, gestion déficiente, manque de soutien public, absence de rénovation stratégique et une compétitivité mise à mal par des destinations voisines mieux équipées et qui bénéficient de coûts plus compétitifs.
Ces fermetures en cascade ont non seulement dégradé l’image touristique de la Guadeloupe, mais elles ont aussi poussé les décideurs à revoir entièrement leur copie en suscitant le développement des gîtes touristiques et une montée en gamme du produit hôtelier.
Face à cet affaissement de l’offre traditionnelle, les responsables du tourisme local ont cru bon de tourner le dos à l’ancien modèle de tourisme de masse pour se réinventer à travers une montée en gamme. L’idée : miser sur des clientèles internationales fortunées en quête d’expériences exclusives, moins sensibles aux volumes mais plus rentables à l’unité. Ce repositionnement stratégique, s’il répond à une logique de redressement qualitatif, repose néanmoins sur des hypothèses qui méritent d’être sérieusement interrogées.
La Guadeloupe, un archipel niché au cœur des Caraïbes, tente depuis plusieurs années de repositionner son offre touristique en visant une clientèle internationale aisée. Ce pari sur le haut de gamme, bien que séduisant sur le papier, repose sur des fondations fragiles. Car si les chiffres de fréquentation peuvent donner le vertige – plus de 650 000 arrivées enregistrées en 2023 –, ils ne doivent pas masquer les faiblesses structurelles du modèle actuel.
Miser sur un tourisme de luxe dans un contexte local et global aussi instable relève moins d’une stratégie mûrement réfléchie que d’un vœu pieux voué à l’échec. Pire, cette orientation pourrait conduire à un enlisement économique du secteur si des changements profonds ne sont pas très rapidement engagés.
La première erreur de diagnostic réside dans la sous-estimation de la concurrence régionale. D’autres îles caribéennes comme Saint-Barthélemy, les îles Vierges britanniques , la république dominicaine ou encore la Barbade et les îles grenadine disposent déjà d’une infrastructure hôtelière haut de gamme éprouvée, d’une main-d’œuvre expérimentée dans l’accueil de clients américains et européens fortunés et d’une notoriété bien supérieure.
Face à ces destinations mieux préparées, la Guadeloupe accuse un retard considérable qu’aucune campagne de communication ou plan de construction ou rénovation express ne saurait combler à court et moyen terme. L’ambition d’attirer une clientèle premium, sans moyens adaptés ni offre réellement différenciante, s’apparente donc à une illusion stratégique qui mènera sans nul doute à l’impasse financière .
Par ailleurs, des facteurs exogènes mais tout aussi déterminants viennent compromettre ce virage vers le luxe. Le changement climatique, avec ses conséquences déjà visibles comme la croissance des phénomènes cycloniques, l’érosion accélérée des côtes et la montée du niveau de la mer, met directement en péril l’attrait des plages guadeloupéennes, principal levier du tourisme balnéaire. Les invasions régulières de sargasses, dont les effets délétères sur l’écosystème marin et la santé publique sont documentés, ajoutent à cette pression environnementale croissante.
À cela s’ajoute une réalité sécuritaire préoccupante, avec une montée graduelle mais exponentielle de l’insécurité qui nuit à l’image de destination paisible que requiert le tourisme de prestige. Ces éléments créent un climat général peu propice à l’installation de structures hôtelières de haut standing, qui nécessitent stabilité, propreté environnementale et tranquillité pour prospérer.
La main-d’œuvre locale, autre pilier d’un tourisme réussi, constitue également un maillon faible. Le secteur du luxe exige un haut niveau de compétence, une culture du service pointue et une formation continue de qualité. Or, la Guadeloupe souffre encore d’un déficit de qualification dans ce domaine spécifique, faute d’infrastructures de formation adaptées ou de politiques publiques volontaristes.
Dans le même temps, l’augmentation attendue du prix des billets d’avion, sous l’effet des taxes carbone et de la transition énergétique en cours, pourrait freiner considérablement l’accessibilité de l’archipel, en particulier pour les visiteurs étrangers les plus éloignés géographiquement.
Face à cette accumulation de freins structurels, environnementaux et humains, persister dans une stratégie de montée en gamme généralisée revient à nier la réalité du terrain. Il est urgent de réorienter le logiciel touristique de la Guadeloupe vers des modèles plus réalistes, plus résilients et plus en phase avec ses atouts propres.
Une voie alternative, porteuse d’avenir, serait celle du tourisme de niche, et plus particulièrement le tourisme médical et culturel. Ce segment repose sur des séjours de bien-être et de santé, s’appuyant sur la balnéothérapie, la thalassothérapie et les soins spécialisés. Or, la Guadeloupe dispose déjà d’atouts non négligeables en la matière : un climat propice à la convalescence, des ressources marines bénéfiques, une population francophone et surtout, l’arrivée prochaine d’un hôpital ultramoderne couplée à la formation de médecins compétents par l’université des Antilles.
Ce choix stratégique prend d’autant plus de sens dans un contexte international où l’on observe une explosion des troubles psychiques et des maladies liées au stress, notamment dans les sociétés industrialisées. Burn-out, anxiété chronique, dépressions légères à sévères deviennent des pathologies de plus en plus fréquentes, notamment du fait de la révolution technologique de l’intelligence artificielle et de l’automatisation des emplois, entraînant un besoin croissant d’espaces de soin et de ressourcement hors des circuits médicaux classiques.
La Guadeloupe, par son environnement naturel apaisant, son éloignement des grandes métropoles, sa biodiversité riche et ses infrastructures de santé en développement, peut incarner une réponse adaptée à cette nouvelle demande. En misant sur un tourisme de santé axé sur le mieux-être, la prévention et la récupération psychophysique, l’archipel pourrait capter une clientèle fidèle, en quête d’alternatives douces aux soins médicamenteux et hospitaliers lourds.
Ce positionnement serait non seulement pertinent économiquement, mais porteur de sens dans une société en quête de nouveaux équilibres.
Ce repositionnement aurait le mérite d’éviter la course vaine aux étoiles hôtelières pour se concentrer sur une offre distinctive, moins exposée aux aléas du tourisme de masse ou aux standards du luxe international. Il permettrait aussi de créer des emplois durables, qualifiés, valorisants, tout en renforçant la souveraineté sanitaire du territoire.
En misant sur l’intelligence de ses ressources plutôt que sur des mirages concurrentiels, la Guadeloupe pourrait ainsi écrire un nouveau chapitre de son histoire touristique, fondé sur l’authenticité culturelle , la qualité de vie et l’innovation sociale.
Il est encore temps d’agir. Mais le compte à rebours est lancé. Ce n’est qu’en changeant maintenant de cap que l’on évitera que le tourisme guadeloupéen ne s’enlise dans une impasse irréversible.
» Anni pran douvan avan douvan pran’w » .
– traduction littérale : Prends les devants avant que les devants ne te prennent.
– moralité : Il faut savoir anticiper et prendre les choses en main pour réorganiser son modèle de logiciel avant que d’être surpris et de subir l’échec .
*Economiste