PAR JEAN-MARIE NOL*
L’économie guadeloupéenne repose aujourd’hui sur un paradoxe aussi massif que dérangeant : jamais la dépense publique n’a été aussi indispensable à la survie d’une grande partie de la population, et jamais elle n’a été autant menacée par la crise budgétaire nationale.
Une étude récente que nous avons pu consulter révèle que huit Guadeloupéens sur dix vivent directement de l’argent public, qu’il s’agisse de pensions de retraite, de prestations sociales, de traitements de la fonction publique ou d’indemnités liées au chômage. Autrement dit, le secteur privé local ne porte plus que 20 % de la population adulte.
Cette structure profondément asymétrique, longtemps tenue comme un amortisseur social, apparaît désormais comme l’un des mécanismes clés du grippage du modèle économique du territoire.Et que penser des mauvaises manières de l’État à l’égard de l’Outre-mer en persistant à alourdir les taxes, notamment la dernière en date le MACF (mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) qui affole les organisations professionnelles de la Guadeloupe. D’une même voix , elles alertent sur une « bombe sociale et économique ».
Ainsi à partir du 1er janvier 2026, les importations d’acier, d’aluminium, de ciment, d’engrais azotés, d’hydrogène et d’électricité seront taxées selon leur empreinte carbone. Et force est de souligner que ce mécanisme est de nature à provoquer un délitement de l’activité économique et un affaiblissement du tissu de production avec une augmentation de la vie chère pour les ménages .
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2024, 34,5 % des Guadeloupéens vivaient sous le seuil de pauvreté, fixé à environ 1 015 euros par mois. Pour ces ménages, les prestations sociales représentent en moyenne 64 % du revenu. À elles seules, les aides au logement comptent pour 34 %, les minima sociaux pour 27 % et les prestations familiales pour 22 %. Sans ces transferts, plus d’un Guadeloupéen sur deux serait aujourd’hui pauvre. Le taux de pauvreté bondirait de 34 % à 50,9 %, soit une explosion de 26,8 points.
En Guadeloupe, le taux de pauvreté est supérieur à celui de la Martinique. À La Réunion et en Martinique, respectivement 36,1 % et 26,8 % de la population se situent en dessous du seuil de pauvreté en 2021. Seuil de pauvreté de 60 % du niveau de vie médian. L’impact redistributif des prestations sociales est donc colossal : elles réduisent la pauvreté de près de 31 points pour les familles monoparentales avec deux enfants ou plus, de plus de 27 points pour les moins de 20 ans et de 22,4 points pour les personnes en situation de handicap.
La réalité est implacable : sans l’argent public, l’effondrement du système social serait immédiat. La spécificité du modèle antillais repose davantage sur les dispositifs créés pour compenser les handicaps structurels des territoires ultramarins : sur-rémunération des fonctionnaires, exonérations de charges, TVA réduite, défiscalisation, dispositifs d’allègement du coût du travail. Près de 4 milliards d’euros par an sont consacrés à ces mécanismes, dont 2,8 milliards pour les sursalaires.
Ces mesures, critiquées à intervalles réguliers, n’en demeurent pas moins vitales. Sans elles, nombre d’entreprises locales seraient incapables de survivre face aux coûts de production élevés, aux transports longs et coûteux, à l’absence de marché industriel et à la dépendance extrême aux importations.
Ce modèle, essentiel mais fragile, est aujourd’hui confronté à une mutation brutale du contexte national : dette française record, croissance faible, contraintes budgétaires sévères et marges de manœuvre quasi nulles. L’État n’a plus la capacité de maintenir éternellement le même niveau d’engagement financier, et l’hypothèse d’une contraction progressive des transferts n’est plus théorique.
Cette dépendance à la dépense publique , qui a longtemps servi de bouclier contre les inégalités, est pourtant devenue l’un des principaux freins à la transformation économique du territoire. Car un système dans lequel 80 % de la population vit de l’État ou des collectivités crée mécaniquement une économie peu productive, peu diversifiée, peu innovante et surtout incapable d’absorber la moindre contraction budgétaire sans provoquer de choc social majeur.
L’économie guadeloupéenne repose ainsi sur une pyramide inversée : une base productive trop étroite soutient une mosaïque de transferts sociaux, de dépenses publiques et d’emplois administratifs qui maintiennent la cohésion sociale mais retardent l’émergence d’un modèle économique autonome et dynamique.
Or, c’est précisément au moment où cette dépendance atteint son niveau le plus élevé que la France connaît l’une des crises budgétaires les plus graves de son histoire contemporaine. Le financement de la dépense publique est désormais hors de contrôle et c’est la viabilité du modèle social français qui est en cause. L’avertissement lancé il y a près d’un demi-siècle par Raymond Barre – « la France vit au-dessus de ses moyens » – résonne aujourd’hui avec une acuité nouvelle. Depuis 1974, aucun budget à l’équilibre n’a été voté.
Résultat : une dette publique qui atteignait 20,7 % du PIB en 1980 culmine désormais à 115,6 % du PIB, soit plus de 3 416 milliards d’euros. Un chiffre vertigineux nourri, comme le souligne Nicolas Dufourcq , le directeur de la banque publique d’investissement, dans La dette sociale de la France : 1974-2024, par une « boule de neige de dette sociale », les trois quarts de l’augmentation des dépenses publiques depuis 1975 provenant des prestations sociales. Chaque année, 100 milliards de dette sociale supplémentaire s’ajoutent à la charge du pays.
Dans un État où 47 % du budget est consacré à la sécurité sociale – et seulement 6 % aux missions régaliennes –, les arbitrages budgétaires deviennent inévitables. En 2023, sur 1 000 euros d’impôts payés, 561 euros finançaient la protection sociale tandis que la justice recevait… 5 euros. Dans un tel contexte, la probabilité d’une réduction durable des transferts publics, des subventions, des aides sociales et des dotations vers les outre-mer ne relève plus de la fiction mais du scénario plausible, voire probable. Pour un territoire comme la Guadeloupe, où l’équilibre social repose largement sur ces mécanismes, les conséquences pourraient être redoutables.
Le véritable enjeu n’est donc plus de commenter la dépendance massive de la Guadeloupe et de la Martinique à la dépense publique : il est de comprendre ce qui se passera lorsque cette dépense commencera à se contracter, comme c’est déjà le cas au niveau national. Un modèle où quatre personnes sur cinq tirent leur revenu de l’État ne peut absorber une cure d’austérité sans effets collatéraux majeurs : baisse du niveau de vie, montée des tensions sociales, augmentation du chômage, recul de la consommation, fragilisation des petites entreprises, amplification des inégalités, voire remise en cause de la cohésion sociale et politique.
La Guadeloupe tout comme d’ailleurs la Martinique, se retrouve ainsi face à un dilemme historique. D’un côté, l’aide sociale demeure indispensable à des dizaines de milliers de familles, et tout recul brutal de la redistribution menacerait directement la stabilité du territoire. De l’autre, la dépendance structurelle à la dépense publique empêche l’émergence d’un modèle productif suffisamment robuste pour amortir les chocs, générer des revenus autonomes et réduire la vulnérabilité collective. Et en tout cas, ce sont des entreprises privées, qui vivent largement des subsides de l’État et de la Sécu.
En France, la dépense publique est tellement élevée – elle représente 57% de la richesse nationale, c’est le taux le plus élevé de l’OCDE – qu’elle fait vivre presque tous les secteurs de l’économie. Le bâtiment et les taxis, mais aussi l’industrie , très subventionnée, les médecins et les pharmaciens, financés par la Sécu, les agriculteurs avec les aides de la PAC, les journalistes avec le soutien à la presse écrite. Autant dire qu’il est diablement difficile de réduire les dépenses publiques dans un pays où tout le monde en dépend, à cause de la primauté de l’État en Guadeloupe.
Il ne s’agit donc pas d’opposer la solidarité nationale à la responsabilité économique, ni de condamner moralement un assistanat qui découle d’une dépendance qui résulte de décennies de politiques publiques et d’inégalités structurelles. Il s’agit de reconnaître que le modèle actuel ne peut plus fonctionner tel quel dans un contexte où la France entre dans une ère de restrictions budgétaires sévères. La Guadeloupe doit anticiper ce tournant, non pour renoncer à la solidarité sociale mais pour éviter qu’elle ne devienne l’unique pilier d’une économie incapable de se régénérer.
L’étude choc sur la dépendance à la dépense publique n’est pas seulement un diagnostic : c’est un avertissement. Elle révèle un territoire qui tient encore debout grâce à un équilibre fragile, soutenu par un État lui-même en difficulté. La question n’est plus de savoir si la Guadeloupe peut espérer maintenir indéfiniment ce modèle, mais comment elle peut préparer la transition vers un système économique moins vulnérable aux arbitrages budgétaires de Paris. L’histoire, disait Marx, « se répète, d’abord comme une tragédie, puis comme une farce » ; dans le cas présent, il s’agirait surtout d’éviter qu’elle ne se répète comme un effondrement annoncé avec la crise budgétaire , financière , et économique qui vient .
*Economiste et juriste en droit public
























