PAR JEAN-MARIE NOL*
Alors que la Guadeloupe s’interroge sur son avenir institutionnel, une dissonance de plus en plus manifeste s’impose entre les discours politiques et les réalités économiques. Le débat sur l’autonomie, relancé par une majorité d’élus locaux en quête de différenciation, masque une réalité bien plus urgente : celle d’un modèle économique et social à bout de souffle, pris en tenaille entre les impératifs budgétaires de l’État et l’effondrement progressif des équilibres sociaux locaux.
Car le temps politique, dicté par les échéances électorales et les stratégies de communication, entre en collision frontale avec le temps économique, lent, exigeant, structurel. Cette fracture n’est pas théorique : elle se traduit, au quotidien, par l’incapacité de la Guadeloupe à initier les transformations nécessaires à sa résilience, et par la surdité croissante d’un État centralisé, plus préoccupé par la réduction de son déficit que par la reconstruction d’un projet économique partagé avec ses territoires d’Outre-mer.
Le contraste est d’autant plus frappant que le gouvernement s’engage désormais dans une austérité affirmée. « On est en situation de danger extrême. Ça ne rend pas populaire de dire ça, ce n’est pas agréable… Un très grand nombre de Français l’ont entendu mais un grand nombre ne croit pas que ça les concerne », a déclaré le locataire de Matignon.
François Bayrou présentera les grandes orientations du Budget 2026 le 15 juillet. Le Premier ministre François Bayrou, soucieux de rassurer les marchés et les institutions européennes, prévoit d’ores et déjà un plan de redressement drastique visant 45 milliards d’euros d’économies d’ici 2026. Une réponse musclée à une dette nationale dépassant les 3 350 milliards d’euros, dans une France affichant un déficit public proche de 6 % du PIB.
Dans ce contexte, chaque euro dépensé sera scruté, chaque politique publique réévaluée, et les collectivités locales, y compris celles d’Outre-mer, devront composer avec des dotations gelées, des charges transférées sans moyens équivalents, et une logique de rigueur budgétaire qu’elles n’ont ni les moyens d’absorber, ni la latitude d’aménager. Quand Les boussoles s’affolent,et que les équilibres sont perturbés, l’horizon s’obscurcit pour la Guadeloupe. Aussi il convient pour bien apprécier le déroulement des épreuves futures de décrypter les enjeux économiques, géopolitiques et environnementaux qui agitent la France au moment où la classe politique locale réclame un nouveau chapitre institutionnel.
Le Premier ministre a choisi le lendemain de la Fête nationale pour dévoiler son plan pluriannuel de redressement des finances publiques et tracer les grandes lignes du budget 2026. François Bayrou a assuré vouloir tenir les engagements de réduction du déficit « en abandonnant des crédits en cours d’année » et « en fermant les robinets quand il le faut ». Une première étape qui demandera, selon ses mots, « un effort considérable des français » alors que la Cour des comptes a une nouvelle fois mis en garde, mercredi, contre la dégradation des finances publiques.
Après des années 2023 et 2024 « noires », marquées par d’importants dérapages budgétaires, l’institution des Sages de la rue Cambon estime désormais, dans un rapport, à près de 105 milliards d’euros par an, les efforts d’ajustement budgétaire nécessaires pour ramener le déficit public sous le seuil de 3 % du produit intérieur brut (PIB) en 2029, comme l’ambitionne le gouvernement.
Mais comment y parvenir ? Plusieurs pistes sont évoquées : année blanche, baisse des dotations aux collectivités locales, baisse des remboursements de médicaments, contrôle accru des affections de longue durée, jour de carence pour les arrêts maladie, coupes dans les niches fiscales, plafonnement des avantages pour l’emploi à domicile ou encore réduction des déductions pour les dons aux associations. Des mesures à l’étude, mais qui ne suffiront probablement pas pour rassurer l’union européenne et les marchés financiers . Pour 2026, l’exécutif vise 45 milliards d’euros d’économies.
Un débat qui s’annonce électrique. Les tensions montent déjà dans les services publics, notamment dans les hôpitaux en pleine période de canicule. Et les divisions au sein même de la majorité se font de plus en plus visibles.
En Guadeloupe, cette politique de rigueur va prendre une tournure dramatique. Les aides et subventions publiques, colonne vertébrale de l’économie locale, s’amenuisent alors que les besoins explosent. Derrière les effets d’annonce, c’est un paysage de précarisation qui s’installe : infrastructures en déclin, services publics à bout de souffle, investissements bloqués, tissu entrepreneurial fragilisé. Le déséquilibre devient systémique.
Les élus locaux, sommés de faire mieux avec moins, oscillent entre l’augmentation impopulaire de la fiscalité locale ou la réduction des services essentiels, sous peine d’endosser seuls la responsabilité du délabrement. L’exemple récent de la destruction du restaurant kabana Beach, où l’État s’est habilement désolidarisé des tensions sociales, est à ce titre révélateur : le piège se referme, les élus deviennent les boucs émissaires d’une crise dont ils ne sont que les gestionnaires précaires.
Et pourtant, c’est à ce moment critique que l’État opte pour une reprise en main technocratique. Le prochain Comité interministériel des Outre-mer se tiendra sans la participation des élus ultramarins, écartés par une décision unilatérale du ministre Manuel Valls. Officiellement, il s’agit de recentrer le débat sur le suivi technique des dossiers ; en réalité, c’est une marginalisation brutale du dialogue démocratique, alors même que la Guadeloupe réclame une voix plus forte dans la définition de son destin.
Cette exclusion politique, loin d’apaiser les tensions, renforce l’impression d’un pouvoir central sourd aux aspirations locales, incapable d’instaurer un vrai partenariat de transformation du modèle économique avec les territoires.
Le résultat de ce double mouvement – austérité économique et recentralisation politique – est un accroissement brutal des fragilités structurelles. L’économie guadeloupéenne, toujours largement dépendante de la consommation publique, de l’emploi aidé, et de quelques filières peu dynamiques, n’a ni la capacité ni le temps d’absorber un tel choc.
La contraction de l’activité en 2024, la baisse de l’emploi salarié, la crise dans les secteurs de l’agriculture , de la construction, du commerce, de l’immobilier et du tourisme en 2025, témoignent d’un essoufflement profond. Le peu d’espoir suscité par des créations d’entreprises sporadiques s’est rapidement dissipé sous le poids de l’inflation persistante, du recul du pouvoir d’achat, et des tensions bancaires avec une explosion du surrendettement.
Selon l’iedom, Le nombre de dossiers de surendettements sur les 5 premiers mois de l’année a explosé de manière significative. Entre le 1er janvier et le 31 mai 2025, le nombre de dossiers de surendettement déposés à l’agence de la Guadeloupe a atteint 277, soit une augmentation de 17,9 % par rapport à la même période en 2024. C’est là le signe d’une paupérisation accélérée de la population guadeloupéenne.
L’année 2025 a déjà douché les rares espoirs de reprise.
Dans ce contexte, l’insécurité grandissante constitue une nouvelle ligne de fracture. La Guadeloupe fait face à une explosion des violences armées : homicides en hausse, trafic de drogue organisé, circulation d’armes lourdes, assassinats de mineurs… Le tissu social, déjà affaibli, se délite. Les trafics prospèrent dans un vide sécuritaire, économique et éducatif. Cette insécurité n’est pas simplement une question d’ordre public : elle est l’expression d’un désespoir rampant, d’une jeunesse en errance, privée de perspectives. Les grèves, émeutes et mouvements sociaux successifs – de la crise de 2021 aux émeutes de 2024 – ont montré la profondeur du malaise et l’ampleur du rejet des institutions mise à mal par cette impuissance face à la violence qui gangrène le tissu sociétal. .
Ce rejet est alimenté par des scandales non résolus – comme celui du chlordécone – et par la dégradation continue des conditions de vie. L’eau potable, les déchets, l’accès aux soins, les coupures d’électricité deviennent les marqueurs quotidiens d’un abandon ressenti. Les jeunes fuient massivement sans espoir de retour , les talents s’exilent, le vieillissement de la population s’accélère.
Et dans cette atmosphère de défiance généralisée, les appels à l’autonomie prennent une dimension identitaire, existentielle, bien plus qu’administrative. Ce n’est plus seulement une question de statut institutionnel, mais de dignité, de reconnaissance, d’appartenance à une République qui peine à tenir sa promesse d’égalité.
L’État, lui, répond par des mesures ponctuelles. Mais, ces réponses restent en surface. Elles ne font que retarder l’échéance d’un changement plus profond. Car ce qui est en cause aujourd’hui, c’est le modèle lui-même : un modèle fondé sur l’assistanat plutôt que sur la souveraineté économique, sur la dépendance plutôt que sur la responsabilité partagée, sur une relation verticale et descendante entre Paris et ses périphéries. Ce modèle touche à sa fin.
La Guadeloupe arrive au bout d’un cycle économique et financier. Non seulement un cycle budgétaire, mais un cycle historique. Celui d’un pacte implicite où l’État redistribuait pour maintenir la paix sociale, en échange d’un alignement politique et institutionnel. Ce pacte ne tient plus. Ni financièrement, ni moralement.
Il est urgent de bâtir autre chose : un nouveau contrat, fondé sur la reconnaissance des spécificités ultramarines, l’autonomie de gestion, et surtout une stratégie économique de long terme. Cela suppose un changement radical de paradigme, non pas une autonomie illusoire avec l’article 74 impossible à mettre en œuvre dans le contexte d’une économie dégradée et d’un mur budgétaire, et cette aspiration se heurtera inéluctablement à un mur de réalités financières, économiques et sociales.
En fait, il faudrait s’atteler plutôt à une véritable refonte de l’article 73 de la Constitution notamment au niveau des habilitations et dérogations, avec une volonté politique assumée d’investir massivement dans l’économie de production, l’éducation, la santé, le numérique, l’intelligence artificielle, la transition énergétique et l’agriculture locale.
Sans moyens financiers supplémentaires de l’État, disons le sans ambages, la Guadeloupe n’aura jamais les capacités nécessaires pour assumer l’exercice de nouvelles compétences dans le cadre d’une fusion des collectivités majeures et d’un projet funeste d’évolution statutaire et en mal de consensus .
Ce ne sont pas des vœux pieux et encore moins d’une dérive identitaire qu’il faut à la Guadeloupe, mais une condition financière de sa survie. Car sans projet budgétaire structurant, sans vision partagée du développement économique, sans pacte de confiance renouvelé avec le maintien des acquis sociaux, la Guadeloupe s’enfoncera dans un cycle de régression avec l’autonomie. Et avec elle, l’idéal républicain lui-même sera mis à mal. La rigueur ne peut être la seule boussole, car elle s’avère antinomique d’une responsabilité locale.
Elle doit s’accompagner d’un horizon, d’un espoir, d’une ambition collective de changer le modèle économique, et dans ce domaine c’est l’État qui est le maître de l’échiquier. À défaut, c’est la cohésion sociale locale qui risque de voler en éclats, emportée par le désenchantement, la colère contre les élus locaux, et, à terme, une instabilité politique et sociétale que ni Paris, ni l’Union Européenne, ne pourront plus contenir.
*Economiste