Opinion. Lutte contre la vie chère : vers le dilemme de risquer l’impasse ou être sur la corde raide ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

Le mouvement social contre la vie chère qui commence à secouer actuellement les Antilles françaises, en particulier la Guadeloupe et la Martinique, prend ses racines dans une revendication de longue date : celle de lutter contre la vie chère, un phénomène qui gangrène ces territoires depuis des décennies.

Alors que les activistes du RPPRAC, les syndicats et certains acteurs politiques dénoncent une hausse insoutenable des prix, principalement dans la grande distribution, ils réclament des mesures immédiates pour aligner les tarifs sur ceux pratiqués en « métropole ».

Si la colère des manifestants contre la cherté de la vie est légitime, les méthodes employées, notamment les blocages des commerces et des routes, posent de sérieuses questions quant à leur efficacité et aux conséquences potentielles sur l’économie locale.

La revendication centrale des protestataires repose sur l’idée d’une baisse généralisée des prix à la consommation. Ce souhait, bien que compréhensible, semble s’ancrer dans une méconnaissance des réalités économiques spécifiques aux Antilles. Ainsi dans cette affaire particulièrement complexe la grande distribution n’est que la face visible de l’iceberg. En effet, les économies insulaires de la Guadeloupe et de la Martinique sont confrontées à des contraintes structurelles importantes.

Leurs dépendances vis-à-vis de l’importation, notamment en matière de produits alimentaires et manufacturés, alourdissent le coût de la vie par rapport à celui de la « métropole » . L’éloignement géographique, combiné à des infrastructures portuaires parfois défaillantes , contribue à l’augmentation des coûts logistiques.

Alors dans cet ordre d’idée, l’on peut se demander quelle est la véritable raison du grand hub maritime prévu prochainement pour la Guadeloupe et la Martinique. A priori, me semble-il que le développement d’un hub maritime en Guadeloupe et Martinique, dans un contexte de mouvement social contre la vie chère, peut effectivement sembler paradoxal.

D’un côté, ce projet vise à renforcer les infrastructures portuaires et à augmenter le flux de marchandises importées, alors que les revendications locales dénoncent précisément la surconsommation de produits importés et la faiblesse de la production locale. Et ce même si, en apparence, le hub maritime pourrait encourager davantage cette dépendance aux importations, ce qui semble contradictoire avec l’objectif de réduction de la vie chère par une relocalisation de la production.

Cependant, d’après le gouvernement ce qu’il faut comprendre c’est que ce projet de hub maritime s’inscrit dans une logique économique régionale et mondiale qui dépasse les simples enjeux de consommation locale.

L’objectif étant de positionner les Antilles comme une plateforme logistique stratégique dans les échanges commerciaux entre l’Europe, l’Amérique et les Caraïbes. Cela pourrait créer d’après les autorités de nouvelles opportunités économiques, notamment en matière d’emploi, d’investissements, et de développement des services associés aux infrastructures portuaires, permettant ainsi de dynamiser l’économie locale.

Cela étant dit, pour ce qui me concerne le paradoxe apparent réside dans le fait que ce développement est envisagé dans un contexte de baisse de la population et de la consommation locale. A cela l’argument principal est que la création de ce hub ne s’adresse pas uniquement à la consommation interne des îles. Il s’agit davantage d’intégrer la Guadeloupe et la Martinique dans des réseaux commerciaux globaux, tout en espérant que les bénéfices économiques de cette intégration puissent compenser la dépendance aux importations.

Toutefois, la véritable incohérence pourrait surgir si ce projet n’était pas accompagné de mesures pour renforcer la production locale et diminuer la vulnérabilité des îles à l’égard des fluctuations des marchés extérieurs, rendant ainsi plus difficile la résolution du problème de la vie chère à long terme. Mais, force est de s’interroger sur les nouvelles routes maritimes et surtout sur la nature de ces échanges commerciaux ? Tout cela m’interpelle d’autant que l’investissement est particulièrement lourd car le montant total du projet est estimé à 336 millions d’euros dont 257 millions pour les infrastructures sous maîtrise d’ouvrage publique.

Le calendrier des travaux prévoit une mise en service opérationnelle progressive du projet à partir de début 2025 pour un déploiement complet à fin 2025 pour les deux grands ports concernés.

Bref il va falloir revenir ultérieurement sur le sujet pour une meilleure compréhension des véritables enjeux qui se cachent derrière cette affaire qui interroge, à plus d’un titre, à mon sens de grand hub maritime.

Par ailleurs, la faible concurrence sur certains segments de marché, en raison du monopole ou de l’oligopole exercé par quelques grands distributeurs, limite les possibilités d’une véritable compétition des prix. Dans ce contexte, l’exigence d’un alignement immédiat des prix avec ceux de la « métropole », bien que souhaitable sur le papier, relève d’une forme d’utopie. Il est difficilement envisageable pour certains des distributeurs locaux, soumis à ces contraintes logistiques et structurelles, de réduire drastiquement leurs marges sans mettre en péril leur modèle économique.

A ce titre, la proposition des autorités locales et du préfet de parvenir à une baisse de 20% sur 2 500 produits apparaît comme un compromis raisonnable à très court terme. Elle permettrait, dans l’immédiat, d’alléger le fardeau pour les consommateurs sans déstabiliser complètement les entreprises locales. Le refus des activistes de participer à ces négociations et leur insistance sur une réduction immédiate de tous les prix pourrait s’avérer contre-productif.

En s’enlisant dans un tel bras de fer, ils risquent de renforcer les tensions sociales tout en déstabilisant encore davantage une économie déjà fragilisée. Le blocage des commerces, en plus d’affecter directement la vie quotidienne des habitants, pourrait avoir des conséquences économiques désastreuses. Le tourisme, secteur clé pour ces îles, pourrait en pâtir à long terme, car les troubles sociaux et les perturbations économiques nuisent à l’image de ces destinations aux yeux des voyageurs.

De plus, les commerces locaux, notamment les petites et moyennes entreprises, qui peinent déjà à survivre dans ce climat économique difficile, risquent de se retrouver en grande difficulté, car déjà lourdement endettées pour certaines par les PGE. Il convient également de s’interroger sur les effets à long terme de ces blocages et sur la menace de stagflation qui plane déjà sur les Antilles.

La stagflation, caractérisée par une croissance économique stagnante, une inflation persistante et un taux de chômage élevé, est un phénomène redouté par les économistes. Or, si les blocages se poursuivent et que la situation économique s’envenime, les îles de la Guadeloupe et de la Martinique pourraient entrer dans un cercle vicieux de récession économique.

La perturbation des chaînes d’approvisionnement et l’incertitude générée par les troubles sociaux sont susceptibles d’aggraver l’inflation, d’autant plus que ces territoires sont largement dépendants des importations. Si les prix des biens continuent à augmenter alors même que l’activité économique se contracte, cela pourrait conduire à une récession. Cette perspective est d’autant plus préoccupante que les Antilles ne disposent pas des leviers économiques d’une grande nation pour faire face à une telle crise. Déjà marquées par une spirale inflationniste et un taux de chômage structurellement élevé, en particulier chez les jeunes, une récession accentuerait les inégalités et la précarité, exacerbant encore davantage les tensions sociales. Par ailleurs, l’Etat français, bien que présent et disposé à négocier des solutions, doit également composer avec ses propres contraintes budgétaires.

L’idée d’une aide massive de la métropole pour subventionner la continuité territoriale à l’effet d’obtenir des baisses de prix du fret aérien et maritime dans les territoires d’Outre-mer semble, dans le contexte actuel de restrictions budgétaires, peu réaliste.

Ainsi, le mouvement contre la vie chère, bien qu’il parte d’un constat indéniable de difficultés économiques, semble s’être enfermé dans une logique de confrontation qui pourrait causer plus de tort que de bien à moyen et long terme. Le rejet des réalités économiques complexes de ces îles, et notamment des mécanismes qui régissent les prix, empêche une résolution pragmatique du problème. Les activistes, en privilégiant des méthodes de pression et de blocage, risquent de faire passer au second plan les efforts de négociation qui pourraient aboutir à des solutions concrètes et applicables.

Il serait opportun que les revendications populaires soient mieux encadrées par une compréhension plus fine des dynamiques économiques à l’œuvre dans ces territoires. La question de la vie chère ne peut être traitée de manière isolée, sans prendre en compte les multiples facteurs qui la causent : les coûts d’importation, la faiblesse de la production locale, le manque de concurrence, et les spécificités du marché insulaire. Il est donc essentiel d’engager un dialogue constructif, non seulement entre les représentants du mouvement social, les syndicats, les distributeurs et les autorités, mais aussi avec les experts économiques capables d’apporter des solutions adaptées à ces problématiques.

Dans l’état actuel des choses, si le blocage persiste et que les négociations continuent de se heurter à un dialogue de sourds, l’avenir économique de la Guadeloupe et de la Martinique pourrait se révéler sombre. Une récession, combinée à une inflation galopante, pourrait engendrer une crise sociale encore plus profonde, avec des conséquences durables sur la stabilité des deux îles. Au-delà des revendications immédiates, c’est donc une véritable réflexion de fond qui doit être menée pour repenser l’économie des Antilles à travers un nouveau modèle économique, en intégrant les réalités d’une production locale anesthésiée tout en recherchant des solutions viables pour relancer la production locale qui s’avère être le véritable nœud du problème, afin réduire durablement le coût de la vie en Guadeloupe.

Pour ce faire, il faudrait poser sur la table des négociations la thématique de la production locale. Mais, tout cela est loin d’être évident dans la mesure où il faut reconnaître que l’absence de la problématique de la production locale dans les revendications actuelles contre la vie chère aux Antilles peut s’expliquer par plusieurs facteurs, dont la complexité du modèle économique local et les dynamiques de court terme qui animent les mouvements sociaux.

Bien que la production locale soit indéniablement le nœud du problème de la vie chère, elle est souvent éclipsée par des revendications plus immédiates, centrées sur les prix à la consommation dans les grandes surfaces. Cette focalisation sur les distributeurs, plutôt que sur la production locale, révèle une approche partielle de la question, alimentée par des enjeux socio-économiques et des perceptions qui s’entrecroisent.

Premièrement, la culture de la consommation et la dépendance historique aux importations. Depuis des décennies, les économies antillaises sont structurées autour de l’importation massive de biens, principalement alimentaires, venus de la métropole ou d’autres régions du monde. Ce modèle économique importé est enraciné dans l’histoire coloniale des îles, où la production locale a souvent été reléguée à des secteurs spécifiques, comme la banane ou la canne à sucre, destinés à l’exportation, plutôt que la diversification agricole pour l’autosuffisance alimentaire.

Cette dépendance a façonné les habitudes de consommation et a créé une structure économique où les grandes surfaces dominent le marché de la distribution de biens importés. En conséquence, la population a tendance à se concentrer sur les prix de ces produits importés, car ils sont au cœur de la consommation quotidienne. Les blocages actuels des grandes surfaces révèlent cette perception dominante, où la grande distribution est vue comme le principal interlocuteur du problème de la vie chère.

Deuxièmement, le court-termisme des revendications sociales contre la vie chère. 

La crise de la vie chère est ressentie de manière immédiate et pressante par une grande partie de la population antillaise, dont les revenus sont souvent faibles, en particulier chez les jeunes et les foyers modestes. Face à cette urgence, les revendications visent des solutions immédiates et visibles : la baisse des prix dans les grandes surfaces, qui sont les lieux où s’exprime de manière concrète la cherté de la vie.

En revanche, la question de la production locale est perçue comme un enjeu de long terme, nécessitant d’abord un changement de modèle économique, des investissements, des réformes structurelles et un changement des mentalités. Les solutions immédiates, comme les baisses de prix demandées aux distributeurs, paraissent plus accessibles à court terme que la mise en place d’un nouveau modèle économique fondé sur la production locale et la construction d’un secteur semi industriel agroalimentaire . 

Cela peut expliquer pourquoi la construction d’un nouveau modèle économique basé sur l’autosuffisance locale ne fait pas partie des revendications prioritaires.T

roisièmement, les contraintes structurelles et les blocages institutionnels. La question de la production locale est complexe et ne peut être résolue uniquement par la volonté des manifestants aussi bien intentionnés soient-ils dans une démarche constructive . Développer une production locale compétitive nécessite des investissements massifs en infrastructures, en formation, en technologies agricoles, et surtout en soutien financier aux producteurs. Or, ces projets requièrent une coordination entre l’État, les collectivités locales, les acteurs économiques et la société civile. Les activistes, se concentrant sur les grandes surfaces, semblent estimer qu’ils n’ont pas la capacité d’influer directement sur ces politiques à long terme, d’autant plus que l’État central joue un rôle clé dans l’allocation des ressources et les choix économiques majeurs dans ces territoires d’outre-mer.

En outre, la faiblesse de la production locale actuelle est le résultat d’années de désengagement progressif, tant au niveau des politiques publiques que des investissements privés. Cette défaillance historique des institutions à encourager la production locale a peut-être sapé la confiance des citoyens en la capacité de cette option à répondre rapidement à leurs besoins.

Quatrièmement, la perception des grandes surfaces comme symbole du monopole économique. Les grandes surfaces, souvent contrôlées par quelques grands groupes locaux  ou métropolitains, sont vues comme les symboles d’un certain monopole économique inhérent à une économie coloniale de comptoir dans les Antilles. Elles concentrent une part significative des revenus des ménages locaux et leurs marges sont jugées exorbitantes par beaucoup de consommateurs.

Ce ressentiment contre ces monopoles de cartes souvent détenus par les grandes familles de békés martiniquais alimente la mobilisation, car la population perçoit une injustice dans le fait que quelques entreprises capturent une grande partie des richesses locales. En conséquence, les manifestants concentrent leur action sur ces entreprises, en espérant forcer une redistribution des marges ou une baisse des prix par la pression sociale.

Ce mouvement laisse donc de côté la question plus large de la production locale, qui, elle, n’est pas perçue comme directement responsable de l’inflation des prix.

Cinquièmement, un manque de sensibilisation à l’importance d’un nouveau modèle économique. Il existe peut-être un manque de sensibilisation ou de communication autour de l’enjeu fondamental que représente la production locale pour réduire durablement la vie chère. Si les experts et certains économistes locaux insistent régulièrement sur la nécessité de repenser le modèle économique des îles autour de l’autosuffisance alimentaire et la production locale, cette vision n’est pas encore largement partagée au niveau populaire.

Les solutions à la vie chère sont souvent réduites à des mesures immédiates, comme la baisse des prix à la consommation, plutôt qu’à des réformes structurelles. Cela peut s’expliquer par une absence de volonté politique, un manque de relais institutionnels, de leaders d’opinion ou d’acteurs politiques et économiques pour porter ce discours et le vulgariser auprès de la population.Enfin, les difficultés inhérentes à la mise en place d’une production locale sont aussi à prendre en compte dans notre analyse de la situation.

Le développement de la production locale dans les Antilles pose plusieurs défis majeurs : des terres agricoles limitées, des aléas climatiques, un accès difficile aux financements, un manque de main-d’œuvre qualifiée et l’absence de compétitivité face aux produits importés qui bénéficient d’économies d’échelle. Ces obstacles rendent la perspective d’un modèle économique basé sur la production locale plus difficile à envisager à court terme, surtout pour une population qui subit immédiatement la cherté des produits de base.

Il est donc plus facile de cibler la grande distribution comme responsable des prix élevés, que d’entreprendre un chantier complexe et incertain autour de la production locale.En somme , bien que la production locale soit un levier essentiel pour réduire durablement la vie chère aux Antilles, elle est largement éclipsée dans les revendications actuelles par des préoccupations plus immédiates liées aux prix dans les grandes surfaces.

Ce décalage s’explique par une combinaison de court-termisme, de perception historique de la consommation, de défiance envers les monopoles économiques, et de la complexité même de réformer le modèle économique local. Pour que la question de la production locale soit pleinement intégrée dans le débat public et les solutions envisagées, il faudra un effort concerté de sensibilisation, de coordination entre les acteurs et de soutien politique à un projet de développement à long terme.

« Tout’ tanbouyé ka jwé  gaoulé pani confet’manti on bon son pou bandé chenn là  » 

Traduction littérale : Tous les joueurs de tambours qui font du Gaoulé ne donnent pas un bon son harmonieux . 

Moralité : l’apparence est trompeuse, et le tumulte de la rébellion sur de mauvaises bases n’est pas nécessairement la meilleure des solutions aux problèmes.

*Economiste et juriste 

Facebook
Twitter
LinkedIn
WhatsApp
Email

Actualité

Politique

Economie

CULTURE

LES BONS PLANS​