PAR JEAN-MARIE NOL*
Les territoires de la Guadeloupe et de la Martinique, déjà fragilisés par une économie insulaire structurellement instable et une démographie en mutation accélérée, sont confrontés à une menace silencieuse mais profonde : la forte progression continue des familles monoparentales.
En Guadeloupe et en Martinique, plus d’un tiers des familles sont aujourd’hui monoparentales, et dans 82 % des cas, ce sont des femmes qui élèvent seules leurs enfants. Ce n’est plus un simple fait social, mais une faille structurelle dans notre modèle de société. Derrière ce chiffre se cachent des vies entières marquées par la précarité, l’épuisement et la solitude. Ces familles cumulent les fragilités : faibles revenus, accès limité à l’emploi, logements inadaptés, dépendance aux aides sociales.
Le plus grave est que cette situation pénalise d’abord les enfants. Ils grandissent dans un environnement où les conditions d’apprentissage, de stabilité et de projection sont réduites. Les conséquences sont visibles : échec scolaire, isolement social, troubles de la personnalité et comportementaux. À long terme, cette instabilité menace directement la cohésion de nos sociétés antillaises.
Alors que la révolution numérique bouleverse déjà le marché du travail, l’automatisation et l’intelligence artificielle risquent de supprimer les emplois peu qualifiés, auxquels accèdent majoritairement ces mères seules. En restant en dehors de la transition technologique, ces familles seront les premières victimes d’un déclassement silencieux. Et avec lui, l’augmentation de l’illettrisme, du surendettement et de la délinquance – autant de symptômes d’un tissu social en train de se décomposer.
Si la famille est traditionnellement perçue aux Antilles comme le noyau dur de la cohésion sociale, le socle éducatif et affectif de l’individu, son affaiblissement sous la forme de la monoparentalité massive représente un enjeu économique et sociétal majeur pour l’avenir de la Guadeloupe et de la Martinique .
Le premier danger est d’ordre économique. Les familles monoparentales, dont 82 % sont dirigées par des femmes, sont nettement plus exposées à la pauvreté, au chômage, à la précarité professionnelle et au logement inadapté. Le fait qu’un seul parent assume à la fois le rôle éducatif, économique et logistique entraîne une surcharge insoutenable qui se traduit par des revenus moindres, une dépendance accrue aux aides sociales, une fragilité psychologique et une insertion professionnelle difficile.
Ce modèle familial multiplie les obstacles à l’emploi durable : temps partiels subis, horaires décalés, absence de solutions de garde d’enfants. Résultat : ces foyers chutent souvent en dessous du seuil de pauvreté et peinent à en sortir. Dans des territoires comme la Guadeloupe et la Martinique, où le coût de la vie est élevé et l’offre d’emploi limitée, cette précarité chronique devient une variable structurante du paysage social.
La montée en puissance des familles monoparentales en Guadeloupe et en Martinique n’est pas qu’une mutation économique et sociale : c’est une transformation sociétale structurelle de nos économies insulaires. Alors que plus d’un tiers des familles sont aujourd’hui constituées d’un seul parent avec enfant(s), ce modèle fragilise de manière croissante l’équilibre résidentiel, budgétaire et professionnel des foyers antillais. Et dans un contexte d’explosion des prix de l’immobilier, de stagnation des salaires et de raréfaction des aides sociales, les conséquences économiques sont de plus en plus lourdes.
Les séparations conjugales, de plus en plus fréquentes, interviennent souvent à un moment charnière de la vie adulte : avant ou autour de 40 ans, âge de l’accession à la propriété ou de l’agrandissement de la famille. Une rupture sur deux concerne des couples avec enfants. Cette instabilité familiale provoque une cascade de bouleversements économiques. À commencer par le logement : sept personnes séparées sur dix doivent déménager, souvent dans l’urgence, avec une baisse immédiate de leur capacité financière.
Pour les femmes, qui représentent l’écrasante majorité des parents isolés, le choc est d’autant plus rude qu’elles disposent en moyenne de revenus plus faibles, tout en conservant la garde principale des enfants.
Le marché immobilier, en tension croissante, accentue cette vulnérabilité. En France comme aux Antilles, les prix de vente et les loyers ont progressé deux voire trois fois plus vite que les revenus depuis les années 1990. Or, les familles monoparentales, disposant d’un seul revenu, sont les plus durement touchées par cette inflation résidentielle. Le taux d’effort de ces familles, c’est-à-dire la part de leur budget consacrée au logement, atteint 30 %, contre 17 % dans la population générale. Avec des ressources limitées et peu de soutien hormis les APL , ces foyers sont exclus de fait de l’accession à la propriété et condamnés à la précarité locative.
Dans le privé, les loyers sont souvent inaccessibles ; dans le public, les listes d’attente s’allongent dangereusement. Cette instabilité résidentielle génère des effets en chaîne : éloignement des bassins d’emploi, déscolarisation partielle des enfants, surendettement, et même renoncement aux soins. Plus encore, elle aggrave les inégalités sociales. Les hommes les plus aisés conservent leur patrimoine ; les femmes modestes, souvent locataires, s’enfoncent dans un cycle d’appauvrissement durable. Dans les Antilles, où les taux de chômage sont deux à trois fois plus élevés qu’en métropole, cette spirale menace toute une génération de jeunes issus de familles fragiles, risquant d’entrer dans la vie active avec un double handicap : un capital économique faible, et une instabilité émotionnelle profonde.
Ainsi le deuxième danger relève de la sphère des relations hommes femmes aux Antilles. En effet, cette problématique met en lumière une réalité indéniable : la monoparentalité féminine massive est un enjeu de santé psychologique crucial aux Antilles. En effet une autre facette tout aussi fondamentale s’avère être celle des femmes qui, loin d’avoir “choisi” d’être seules, ont été abandonnées dans un système où trop d’hommes fuient leurs responsabilités, affectives, parentales, financières. Aujourd’hui, des femmes qui avaient mis leur énergie, leurs économies et leur espoir dans un projet de couple, se retrouvent à tout assumer seules.
Beaucoup se sont épuisées à soutenir, motiver, porter un compagnon qui les vidait émotionnellement, financièrement, psychiquement. Ce n’est pas juste l’ombre d’un système défaillant. C’est aussi la conséquence d’une masculinité abîmée, faite d’injonctions à la virilité, de non-dits sur la santé mentale, et d’un lourd héritage colonial et patriarcal.
Le drame, c’est que pendant ce temps, ce sont encore et toujours les femmes qui assument. Qui s’organisent. Qui travaillent. Qui élèvent. Qui serrent les dents. Et qui, entre elles, se tendent la main pour se reconstruire, pour se redéfinir, pour s’en sortir malgré tout.
Le modèle familial traditionnel n’est pas mort. Il est en panne. Et il ne pourra pas être réparé sans un sursaut de conscience et de responsabilité de la part des hommes. Ce n’est pas aux femmes seules de sauver la cohésion sociale. C’est à toute la société — et en particulier à certains hommes — de cesser de déléguer aux femmes le poids des échecs affectifs, économiques et éducatifs. Mais incontestablement le plus grand danger est à venir dans les prochaines années .
L’automatisation croissante des emplois, la robotisation des services, et l’irruption de l’intelligence artificielle sur le marché du travail vont éliminer de nombreux postes peu qualifiés – ceux que ces mères seules occupent majoritairement. Sans politique d’adaptation ni montée en compétences, ces familles seront les premières victimes d’un tsunami technologique. L’illettrisme fonctionnel, déjà préoccupant dans les îles des Antilles françaises , le surendettement chronique, et la délinquance de survie pourraient ainsi devenir les nouvelles facettes d’une crise sociétale profonde.
Le choc technologique risque d’exacerber une fracture sociale déjà béante.
À cette marginalisation économique s’ajouteront des effets collatéraux redoutables : un illettrisme croissant chez des enfants mal encadrés, un surendettement inévitable face à la multiplication des dépenses incompressibles et à la tentation du crédit facile, une augmentation exponentielle de la petite délinquance, fruit amer du désespoir social. En marginalisant durablement des milliers de familles, c’est toute la société antillaise qui s’expose à une montée des tensions sociales, à une érosion des repères éducatifs, et à un appauvrissement général du lien civique.
Prévenir ces dérives n’est plus une option, mais une urgence. Car laisser s’installer une société où la monoparentalité rime avec déclassement, illettrisme, pauvreté , délinquance et exclusion technologique, c’est prendre le risque de sacrifier une génération entière sur l’autel de l’indifférence et de la violence.
Il est donc impératif de repenser non seulement le modèle économique, mais aussi le modèle d’accompagnement des familles monoparentales, non pas uniquement sur un plan social, mais comme un enjeu économique vital pour la stabilité et la future prospérité des îles des Antilles. Faute de quoi, nous laisserons se constituer une génération sacrifiée, piégée entre précarité résidentielle, isolement social et exclusion professionnelle.
Mais c’est également sur le plan sociétal que les effets seront très bientôt les plus alarmants avec une poussée prévisible exponentielle de la violence sous toutes ces formes . Le déséquilibre familial, lorsqu’il devient la norme, remet en cause les conditions mêmes de la transmission intergénérationnelle.
Les enfants issus de familles monoparentales sont statistiquement plus vulnérables : difficultés scolaires, troubles comportementaux, isolement social, voire fortes tentations délinquantes et voire criminelles avec le développement du narcotrafic. Ces conséquences, déjà visibles à l’échelle individuelle, s’amplifient à l’échelle collective.
À mesure que la monoparentalité se banalise, elle installe un cycle de reproduction de la violence et de la pauvreté : les enfants issus de ces foyers, mal armés pour réussir, risquent de reproduire les mêmes schémas d’instabilité, perpétuant ainsi l’insécurité sociale.
Le danger est réel, imminent. Il est temps de rompre avec l’indifférence et d’engager une politique volontariste qui soutienne la parentalité isolée, renforce l’éducation et anticipe les mutations économiques. Car la monoparentalité massive, si elle continue d’être ignorée, ne produira pas seulement de la misère , de la détresse psychologique : elle engendrera l’exclusion, la violence, et l’effondrement d’un modèle de société déjà fragilisé par la crise de la dette.
« Asiré pa pétèt ! »
Traduction littérale : Sûr, pas peut-être ! Autrement dit : Il y a une différence entre ce qui est sûr et ce qui n’est pas certain…
*Economiste