PAR JEAN-MARIE NOL*
La société guadeloupéenne traverse aujourd’hui une crise multiforme dont les symptômes sont visibles à tous les niveaux de la vie collective : violence aveugle et endémique avec au compteur un 43e meurtre par balles depuis le début de l’année, mal-être sociétal, perte de sens et de repères, déliquescence des solidarités familiales, délitement de la famille, éducation nationale dont la mission d’éducation et d’instruction est en perdition, exil massif de la jeunesse faute de perspectives, et crise aiguë des services publics essentiels, à commencer par celui de l’eau.
À cette liste de maux s’ajoutent une économie atone et sans croissance, étranglée par la stagnation du BTP et plus largement de l’activité économique, un endettement excessif des ménages et surtout des collectivités locales, et un vieillissement démographique qui fragilise encore davantage le secteur de la santé et le tissu social.
Ces phénomènes ne sont pas le fruit du hasard : ils traduisent, au fond, la faillite de la décision publique nationale et locale, le manque de clairvoyance de nos parlementaires et de responsabilité de ceux des élus locaux qui, depuis des décennies, ont eu pour mission de conduire la Guadeloupe vers un avenir plus stable et plus équitable.
Si l’État français porte la responsabilité la plus lourde dans cette gabegie, les élus et décideurs économiques guadeloupéens n’en sont pas moins exempts de reproches car ils portent, à des degrés divers, une lourde part de responsabilité dans cette dérive. Ce qui leur est reproché, ce n’est pas seulement d’avoir commis des erreurs ponctuelles, mais d’avoir péché par une absence chronique de vision prospective.
La politique locale semble s’être enfermée dans le court terme, dans la gestion de l’urgence et de l’assistanat , dans une logique électoraliste et clientéliste où l’on préfère promettre plutôt que planifier. Le temps long, celui de la prospective, des choix structurels et de l’anticipation, a été délaissé au profit de calculs immédiats, d’équilibres fragiles et de compromissions répétées.
Or, gouverner un territoire insulaire vulnérable comme la Guadeloupe suppose précisément de penser l’avenir, d’imaginer les conséquences de chaque décision sur plusieurs décennies à l’exemple du changement statutaire, de bâtir un horizon commun plutôt que de colmater les brèches du présent.
Bien sûr, l’erreur est humaine : tout dirigeant, tout décideur public peut se tromper. Mais encore faut-il tirer les leçons de ces erreurs, en reconnaître les causes et en corriger les effets. Ici, rien ne semble vraiment appris.
Les fautes se répètent, les mêmes discours reviennent, les mêmes plans d’urgence sont ressassés, comme si l’on attendait un miracle sans jamais changer les fondements hérités du système colonial.
La culpabilité d’après-coup — « J’aurais dû faire autrement » — n’a de sens que si elle s’accompagne d’un sursaut moral et politique. À défaut, elle ne devient qu’un aveu d’impuissance.
Walter Benjamin écrivait il y a un siècle : « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. » Cette formule résonne aujourd’hui avec une force particulière en Guadeloupe. Car la catastrophe, ce n’est pas tant l’explosion soudaine d’une violence devenue incontrôlable et d’une crise que l’enlisement tranquille dans un statu quo qualifié de mortifère.
Refuser de penser l’avenir, c’est déjà se condamner à l’impuissance. Et pourtant, l’exercice de la projection devient de plus en plus difficile dans un monde marqué par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté.
Les élus guadeloupéens se trouvent confrontés à un environnement global où les menaces s’entrecroisent : crise financière mondiale, crise de la dette en France hexagonale, démondialisation et protectionnisme, tensions géopolitiques croissantes entre grandes puissances, répercussions inflationnistes et, par-dessus tout, urgence climatique.
À cela s’ajoute l’irruption de l’intelligence artificielle, susceptible d’accroître le chômage et d’éroder davantage la maîtrise de notre destin collectif.
Dans un tel contexte, la responsabilité politique ne consiste plus seulement à administrer l’existant, mais à imaginer un futur viable. Pourtant, à part la question épineuse de l’autonomie, le « réservoir à idées » semble à sec. Les politiques publiques apparaissent déconnectées des réalités sociales et économiques du territoire.
Le discours d’évolution institutionnelle reste souvent incantatoire, sans prise réelle sur les transformations économiques et financières profondes à l’œuvre. Le fossé entre la parole publique et la vie quotidienne des Guadeloupéens s’élargit, alimentant la défiance, la colère et, de plus en plus, la tentation du renoncement.
Le futur s’impose dès lors comme un horizon angoissant, un inconnu où s’agrègent la perte de sens, la montée de l’obscurantisme et un sentiment d’égarement collectif.
Les Guadeloupéens ne savent plus où ils vont, ni même si ceux qui les dirigent savent encore où les conduire. Face à cette situation, il ne s’agit plus simplement d’accuser, mais d’appeler à une refondation du sens même de la décision publique.
Le courage politique, aujourd’hui, consisterait à admettre que la Guadeloupe ne pourra surmonter ses crises qu’en rompant avec l’immédiateté et l’improvisation, en acceptant d’ouvrir un véritable débat collectif sur son avenir. Car la pire des fautes, dans un monde qui change à une vitesse vertigineuse, serait de continuer à croire que le temps s’arrêtera pour ceux qui refusent de le penser.
Et pour conclure, il est plus qu’urgent que nous méditions tous sur ce proverbe créole toujours d’actualité :
« A pa lè ou fen pou mété manjé si difé. »
– traduction littérale : Ce n’est pas au moment où tu as faim que tu fais cuire ton repas.
– moralité : Il faut savoir être prévoyant.
*Economiste et juriste en droit public