PAR JEAN-MARIE NOL*
Dans les tréfonds de la mémoire collective guadeloupéenne, il est des histoires que le temps, la politique et l’idéologie ont volontairement ensevelies.
L’histoire des esclaves blancs irlandais, appelés « Irois », en fait assurément partie. Elle tranche avec la narration dominante de l’esclavage, focalisée quasi exclusivement sur la traite atlantique africaine, et met en lumière une réalité oubliée : l’asservissement massif de populations européennes, principalement irlandaises, dans les premières colonies des Antilles françaises et anglaises au XVIIe siècle.
Au XVIIe siècle, sous les règnes de Jacques Ier et Charles Ier, puis sous Oliver Cromwell, des milliers d’Irlandais furent capturés et déportés vers les colonies britanniques des Caraïbes, notamment la Guadeloupe, Montserrat et Saint-Christophe .Cet épisode méconnu offre une grille de lecture essentielle pour comprendre certains aspects culturels, linguistiques et sociaux contemporains de la Guadeloupe. Il rappelle aussi à quel point l’histoire est un champ de bataille, où la vérité se perd souvent dans les tranchées du silence, des stéréotypes et de la manipulation idéologique.
À la croisée des récits déformés et des archives volontairement effacées, l’histoire des Irois en Guadeloupe reste assez difficile à retracer. Pourtant, des éléments solides émergent du brouillard des siècles. Dès 1625, avec la colonisation de l’île de Saint-Christophe, les puissances européennes s’implantent durablement dans l’espace caribéen. La Guadeloupe est annexée en 1635 par les Français, suivie de près par la Martinique et les autres îles des Petites Antilles. Avant même la montée en puissance de la traite négrière africaine, ce sont des Irlandais, victimes des conflits religieux et politiques qui ravagent leur île natale, qui sont embarqués de force vers les colonies caribéennes.
Loin du mythe de l’engagé volontaire ou du colon libre, ces hommes, femmes et enfants irlandais furent bien souvent vendus comme esclaves. À la suite de la proclamation de 1625 par le roi Jacques Ier d’Angleterre et la répression des rébellions catholiques irlandaises, près de 70 000 Irlandais auraient été déportés entre 1652 et 1680, selon certains historiens, pour être vendus dans l’exploitation des bois précieux et les plantations de tabac, de coton et d’indigo, notamment dans la région du Sud Basse Terre en Guadeloupe.
Ce commerce cruel, organisé par les compagnies néerlandaises et anglaises, avait pour contrepartie les bois précieux de la Basse-Terre, le tabac , le tafia, et d’autres productions coloniales comme l’indigo et le coton notamment à Marie Galante et aux Saintes. Le traitement réservé à ces esclaves blancs était souvent aussi brutal que celui infligé aux esclaves africains, précisément en raison de leur moindre coût sur les marchés du travail servile.
Ce pan de l’histoire est d’autant plus bouleversant qu’il ne se limite pas à des chiffres ou à une période. Il s’inscrit dans la géographie culturelle et humaine de la Guadeloupe contemporaine. Dans le sud de Basse-Terre, aux Saintes, à Vieux-Habitants, Bouillante, Baie-Mahault, les traces des Irois subsistent, non seulement dans la toponymie — Baie des Irois à Marie-Galante, Morne des Irois à Vieux-Fort, Batterie des Irois à Basse terre au lieu dit Calebassier — mais aussi dans les patronymes, les traditions orales et les manifestations culturelles locales. Le nom même de la commune de Vieux-Habitants pourrait découler d’une déformation de « habissois », désignant ces anciens habitants irlandais installés au début de la colonisation.
Les témoignages indirects ne manquent pas : récits d’attaques de boucaniers irlandais à Marie-Galante, révoltes contre les colons français, traces dans les archives de la Compagnie des Indes, et même dans les correspondances des gouverneurs de l’époque. La commune haïtienne des Irois, la mer d’Iroise en Bretagne — nom dont l’étymologie renverrait à la mer empruntée par les Irlandais esclaves — ou encore les danses, broderies et musiques carnavalesques de Vieux-Fort en Guadeloupe font écho à ce passé enfoui. De plus, il est attesté par les historiens de l’existence d’une communauté irlandaise d’environ un millier de personnes au quartier du Carmel dans la ville de Basse-Terre.
Plus étonnant encore : certaines traditions culturelles de Guadeloupe présentent des similitudes troublantes avec celles d’Irlande et de Montserrat, cette île caribéenne surnommée encore aujourd’hui « the Emerald Isle of the Caribbean » pour son héritage irlandais. Ainsi, les masques de carnaval de Vieux-Fort, les broderies anciennes, la musique de quadrille et les costumes à miroirs rappellent sans équivoque les pratiques festives irlandaises, notamment celles de la fête de la Saint-Patrick.
Ces traditions carnavalesques, longtemps considérées comme purement créoles, s’avèrent porter en elles des résidus de culture celtique, héritées des esclaves irlandais. Même la broderie de Vieux-Fort pourrait avoir des racines insulaires irlandaises, témoignant d’un patrimoine métissé plus ancien et plus complexe qu’on ne l’imaginait.
De nombreux autres éléments renforcent cette hypothèse d’un héritage irlandais structurant : l’histoire des moulins à tafia de Baillif, des indigoteries de Trois-Rivières, des fours à chaux des Saintes, des parfumeries et poteries de Terre-de-Bas, où les Irois étaient employés comme main-d’œuvre servile.
Ces activités coloniales précèdent la monoculture de la canne à sucre et préfigurent l’organisation économique des Antilles françaises. Elles montrent aussi que les esclaves irlandais ont participé, bon gré mal gré, à l’édification des bases mêmes de l’économie guadeloupéenne.
Ce qui dérange peut-être le plus dans cette histoire, c’est qu’elle met en lumière une réalité contraire aux représentations habituelles. Cette vision binaire de l’histoire, en noir et blanc, masque une réalité plus nuancée, plus douloureuse et surtout plus entremêlée. En affirmant que « plus de la moitié de la population blanche de la Guadeloupe était constituée d’esclaves irlandais vers 1650 », certains chercheurs réhabilitent une vérité tue, qui remet en question les fondements idéologiques de l’historiographie officielle.
L’esclavage est avant tout un système de domination fondé sur la négation de l’humanité de l’autre, quel que soit son phénotype. Ce constat doit nous inviter à une relecture des récits nationaux, souvent réducteurs, parfois falsifiés, toujours orientés.
L’anthropologie, dans ce contexte, permet une lecture moins dogmatique de l’histoire. En mettant en évidence les traces vivantes laissées par les Irois dans la culture matérielle, linguistique et symbolique de la Guadeloupe, elle réhabilite des voix étouffées. Elle ouvre aussi la voie à une réflexion plus large sur le rôle de la culture du sud Basse Terre comme espace de résistance, de métissage, mais aussi d’amnésie volontaire.
La culture ne se contente pas de raconter, elle choisit ce qu’elle tait, ce qu’elle met en lumière et ce qu’elle efface. Elle est, comme l’Histoire, un miroir qui nous montre autant ce que nous sommes que ce que nous refusons de voir.
Il est temps de cesser de considérer comme marginal ce chapitre des Irois dans l’histoire guadeloupéenne. Il ne s’agit pas seulement d’un détail insolite ou d’un sujet pour amateurs d’histoire cachée. Il s’agit d’un fait historique fondamental, susceptible de redéfinir la compréhension de l’identité guadeloupéenne, de ses origines multiples, de ses luttes sociales et culturelles.
Ce n’est qu’en réintégrant cette mémoire enfouie que l’on pourra vraiment comprendre la complexité du présent, et faire émerger un récit collectif plus juste, plus riche, plus humain.
En ce mois de mai du souvenir de l’abolition de l’esclavage, le silence qui entoure les Irois en Guadeloupe est symptomatique d’un malaise plus profond : celui de nos histoires nationales, faites d’ombres, de silences, de falsifications parfois, mais aussi de résiliences. Loin d’être une anecdote historique, l’histoire des esclaves blancs irlandais aux Antilles est un révélateur.
Elle met au défi notre capacité à penser l’histoire dans toute sa complexité, sans hiérarchie de douleur, sans tabous, avec l’honnêteté que nous devons à ceux qui, anonymes et oubliés, ont bâti les fondations de nos sociétés créoles.
*Economiste et chroniqueur