Haïti. « Ce projet de nouvelle constitution rendrait le pays tragiquement ingouvernable et mettrait la diaspora totalement hors-jeu », selon Jerry Tardieu

Le 21 mai 2025, le Comité de Pilotage de la Conférence Nationale a rendu public un texte de nouvelle constitution.

Théoriquement, la rédaction de ce texte soumis aux autorités de la transition devait s’inspirer en grande partie du rapport du Groupe de Travail sur la Constitution (GTC) qui a recueilli en 2024 l’avis des secteurs organisés de la vie nationale et des partis politiques sur la révision constitutionnelle. Ce n’est malheureusement pas le cas. Bien au contraire, force est de constater que la philosophie de ce texte constitutionnel proposé est contraire aux opinions majoritaires exprimées par les forces vives du pays et actées dans le rapport du GTC (voir page 26 à 40 dudit rapport disponible en ligne).

Depuis plus de vingt ans, j’ai fait de la question constitutionnelle un champ privilégié de réflexion. Pour avoir été Président de la Commission Spéciale parlementaire sur l’amendement de la constitution en 2018 et Coordonnateur du Groupe de Travail sur la Constitution (GTC) en 2024, aujourd’hui j’ai l’impérieuse obligation de me prononcer sur cette proposition de texte constitutionnel et témoigner que celui-ci ne reflète pas la vision des forces vives du pays.

S’il était validé, ce projet de nouvelle constitution rendrait Haïti tragiquement ingouvernable et mettrait la diaspora haïtienne totalement hors-jeu ! Nous ratons ainsi le coche puisque les objectifs majeurs de toute nouvelle constitution pour Haïti devraient être la recherche d’une gouvernance plus efficace, l’intégration de la diaspora et la consolidation d’un État fort et unitaire.

Vers un État « fédéral » ingouvernable

Contrairement aux recommandations du GTC, le texte de nouvelle constitution introduit une « forme » d’État fédéral puisqu’il est proposé que les dix départements du pays soient désormais dirigés par dix gouverneurs hyper puissants élus au suffrage universel pour une durée de cinq ans et disposant de l’autonomie administrative et financière en dehors de tout regard de l’administration centrale (articles 68, 68-1 et 68.2)

Jamais une telle formule n’a été proposée au GTC par les acteurs de la vie nationale. Jamais ! Au contraire, il est ressorti de nos consultations qu’il fallait unifier le pays et non le fractionner en régions dirigées par des autorités autonomes s’apparentant à des caciques qui pourraient un jour rêver de sécession. Comment parler d’un État fédéral pour un petit pays de 27,000 Km2 comme Haïti ? La formule fédérale sied plutôt à des pays aux territoires vastes comme les Etats-Unis, le Canada ou le Brésil, des pays aux institutions déjà fortes, au fonctionnement démocratique déjà éprouvé et ayant atteint un certain développement économique.

Alors que pour Haïti, le souci d’aujourd’hui est d’alléger et d’assouplir la constitution pour la rendre moins ankylosante, voilà qu’un article 68-4 prévoit que le Gouverneur des départements est assisté dans sa tâche d’une Assemblée Départementale formée d’un représentant de chacune des Assemblées Municipales du département. Les télescopages sont à prévoir et leur double corollaire : l’inefficacité et la mauvaise gouvernance. A ce propos, l’éditorialiste du quotidien Le Nouvelliste Frantz Duval met en garde contre le capharnaüm de tourments à venir : « En plus d’un président élu et d’un premier ministre, le pays aura 10 gouverneurs, un nombre indéterminé de sénateurs, de députés, de maires, et de membres d’assemblées diverses. Une lourde architecture. Tout ce qui n’a jamais pu fonctionner dans la constitution de 1987 … est repris, augmenté, amplifié. Au lieu de réduire les risques de gabegie, les experts les multiplient, morcellent la République, la propulsent dans un incroyable labyrinthe et ouvrent la voie à des guerres de chefs et des cacophonies sans fin ».

L’exclusion de la diaspora

Contrairement aux recommandations du GTC, l’avant-projet de texte constitutionnel n’intègre pas la diaspora mais l’exclut des questions nationales. Et c’est la probablement la grande forfaiture de cette proposition de nouvelle constitution. En effet, celle-ci maintient les dispositions qui prévoient deux catégories d’Haïtiens : les « Haïtiens » et les « Haïtiens d’origine » qui n’ont pas les mêmes droits notamment dans leur habilité à concourir aux élections ou occuper certains postes. Or la totalité des secteurs rencontrés par le GTC propose de faire tomber cette barrière pour ne retenir qu’une seule catégorie d’Haïtiens. En ce sens, le nouveau texte constitutionnel enclenche une marche-arrière. L’article 10 renvoi à une loi sur la nationalité qui date de 1984 sous l’ère Duvalier, laquelle prévoit que la double nationalité n’est permise sous aucun prétexte.

Chemin faisant, le nouveau texte constitutionnel enlèverait aux Haïtiens de la diaspora la possibilité de se porter candidats aux élections. Contre toute attente, le texte ne leur offre même pas la qualité d’électeurs. En effet, il n’est fait mention nulle part dans l’avant-projet de constitution du droit de vote des Haïtiens vivant à l’étranger. Cette demande a pourtant été produite par la quasi-totalité des acteurs de la vie nationale consultés par le GTC. A ceux qui estiment que le droit de vote des Haïtiens pourrait éventuellement figurer dans la prochaine loi électorale, nous disons que la redondance dans ce cas ne dérange pas puisque rien ne dit que loi électorale à venir offrira cette perspective à la communauté expatriée. Si ce droit de vote était consacré par la loi-mère, il offrirait une victoire historique à notre diaspora.

Silence radio sur les institutions indépendantes clés

Eu égard aux institutions indépendantes, il y avait unanimité chez les acteurs consultés par le GTC pour que le Conseil électoral soit structuré en fonction d’une claire séparation des fonctions administratives et juridictionnelles. Il n’en est rien dans l’avant-projet de nouvelle constitution au regard de l’article 173.

Il y avait également un consensus parmi les acteurs de la vie nationale à propos de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA), pour qu’elle devienne un ordre de juridictions administratives comprenant une Cour Supérieure des Comptes comme juridiction administrative spéciale, afin de séparer le jugement des comptes publics de la distribution de la justice administrative. Là encore, il n’en est rien dans l’avant-projet de constitution au regard de son article 174.

L’étripage des collectivités territoriales

L’article 3 du décret portant création du Comité de Pilotage lui impose le respect des acquis de la constitution de 1987 dont ceux inhérents aux collectivités territoriales. Pourtant, les article 65 et 65.1 de l’avant-projet de nouvelle constitution éliminent les 574 sections communales du pays. Il est prévu que toutes les sections communales à la date d’adoption de la Constitution soient désormais élevées au rang de communes. Doit-on s’attendre à compter bientôt 574 communes en Haïti ?

S’il y a un consensus national aujourd’hui, c’est celui d’éliminer les cartels municipaux de trois membres prévus par la Charte de 1987. Voilà que l’article 66.3 prévoit jusqu’à 11 membres dans le cartel municipal, membres élus donc disposant de l’onction populaire et à fortiori détenteurs d’une part du pouvoir décisionnel d’État. A trois, c’était déjà la cohabitation impossible. A onze, ce sera le chaos.

Autre incohérence notée dans l’avant-projet constitutionnel :  l’allocation d’un minimum de quatre pour cent du produit intérieur brut au système éducatif (article 35.1). Encore une errance car une constitution n’est pas un programme gouvernemental. C’est aux partis politiques, pierres angulaires de la démocratie, de décider de leurs priorités quand ils arrivent aux timons des affaires par la voie des urnes. Ce n’est pas à la charte fondamentale d’en décider ex cathedra.

Concernant les partis politiques d’ailleurspeu de changements. Et pourtant, à l’unanimité, les partis et secteurs consultés estimaient nécessaires de trouver une formule constitutionnelle pour favoriser le regroupement par tendance idéologique de cette multitude de partis politiques enregistrés au Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique (plus de 300). Comment organiser les partis politiques en Haïti pour qu’ils incarnent trois ou quatre grandes tendances idéologiques aux fins d’éviter qu’il y ait une kyrielle de candidats aux élections à tous les niveaux ? Ce souci est largement partagé.

Une litanie d’incohérences

Si la constitution de 1843 a été affublée de l’étiquette dévalorisante de petit monstre, ce texte constitutionnel s’apparente à un grand monstre. En le parcourant, le lecteur est souvent marqué par la phraséologie choisie qui s’apparente soit à des incantations soit à des incohérences qui sautent aux yeux. Très peu de ceux qui se sont prononcés sur le texte ont noté l’article 42 qui stipule que « les habitants des communes ont un droit de préemption pour l’exploitation des terres du domaine privé de l’État situées dans leur localité ».

Entendez ici qu’un Haïtien de Jérémie aurait des restrictions à investir aux Cayes en raison d’un prétendu droit de premier refus des habitants originaires des Cayes. Là encore, on met des cloisons, alors qu’aujourd’hui il faut ouvrir et unifier.

Comme dit le constitutionnaliste Claude Moïse, l’âpreté de la transition doit incessamment nous rappeler la brûlante nécessité de repenser maintenant et ensemble le cadre d’une gouvernance unitaire du pays mais de façon sérieuse et responsable. Malheureusement ce projet de nouvelle constitution risque de nous fracasser sur l’écueil d’un imbroglio politico-administratif qui rendra Haïti ingouvernable.

Que faire ?

Est-ce que cet avant-projet de nouvelle constitution est à rejeter d’un revers de main et dans son intégralité ? Non parce que certaines recommandations du GTC ont été respectées notamment les mandats de 5 ans, l’allègement de la procédure d’amendement de la Constitution (article 236), l’indépendance de l’ULCC (article 176), la possibilité pour le Président de nommer un Premier ministre (art 124.1) qui ne soit pas obligé de passer par les fourches caudines du parlement. De plus, les libertés fondamentales prévus dans la constitution de 1987 sont respectées. 

Si le Comité de Pilotage de la Conférence Nationale ne porte pas de sérieux changements à ce texte, je le combattrai avec vigueur en invitant les secteurs de la vie nationale à en faire de même. En outre, tout appel au peuple en ses comices pour ratifier une nouvelle constitution par voie référendaire doit désormais tenir compte de trois impératifs majeurs :

  1. La mise en place de conditions sécuritaires acceptables. Comment envisager un vote référendaire alors que les terroristes gagnent du terrain et que l’État abandonne des territoires perdus aux malfrats ? Les électeurs doivent pouvoir aller voter en toute quiétude et non se livrer en pâture aux bandes armées qui sèment la terreur et le deuil sous l’œil souvent passif des forces de l’ordre.  
  2. La mise en place d’une véritable Assemblée Constituante pour délibérer sur un texte constitutionnel afin de renforcer la légitimité du processus et à en assurer un caractère démocratique, transparent et participatif.
  3. L’obtention d’un consensus politique plus large que celui porté par l’accord du 3 avril dont plusieurs secteurs signataires se sont désolidarisés.
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