Opinion. Quid de la déconstruction de la chaîne mentale économique et monétaire du guadeloupéen ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La question de la domination coloniale et de l’entrepreneuriat guadeloupéen ne peut être abordée sérieusement sans interroger ce qui, en profondeur, façonne les représentations collectives de l’argent, du capital, du risque et de la légitimité économique.

Bien avant les difficultés et barrières administratives, l’accès restreint au crédit bancaire dans le passé ou la domination visible de groupes extérieurs, il existe une chaîne mentale économique et monétaire héritée de l’histoire, transmise de génération en génération, qui continue d’entraver la capacité des Guadeloupéens à se projeter comme détenteurs légitimes du capital et comme acteurs centraux de leur propre économie.

Déconstruire cette chaîne mentale n’est pas un exercice idéologique abstrait, mais une condition nécessaire pour libérer le potentiel entrepreneurial du territoire.

L’histoire des « koudmen » , de la tontine et de la création de petites mutuelles en Guadeloupe constitue à cet égard un point d’entrée essentiel. Ce système d’entraide, d’épargne et de microcrédit d’origine africaine, fondé sur la confiance, la réciprocité et la solidarité communautaire, n’est pas une survivance folklorique mais une réponse économique rationnelle à une exclusion structurelle.

Pendant la période esclavagiste et post-esclavagiste, l’accès aux institutions financières formelles était impossible pour les populations afrodescendantes. La tontine permettait alors de transformer une épargne dispersée et fragile en capacité d’investissement, finançant des micro-activités, des achats fonciers modestes, des commerces ou des dépenses socialement stratégiques.

Elle révélait déjà une intelligence économique collective, capable de pallier l’absence de l’accès de prêts aux banques du système colonial par des mécanismes monétaires alternatifs. Pourtant, cette intelligence n’a jamais été reconnue ni intégrée dans un processus d’accumulation à grande échelle, précisément parce que le cadre global de détention du capital restait verrouillé par le système colonial de plantation .

Cette marginalisation trouve son origine dans les structures mêmes de l’économie coloniale. Dès l’esclavage, les femmes afrodescendantes ont joué un rôle central mais invisibilisé dans la structuration de l’économie locale. À travers le système des paniers, elles vendaient sur les marchés une partie de la production agricole des maîtres, constituant progressivement un pécule.

Cet argent servait à acheter des bijoux en or, forme monétaire primitive mais stratégique de réserve de valeur et de transmission patrimoniale. De cette économie informelle sont nés les premiers petits commerces, les fameux lolos, détenus par des Afrodescendants.

Ces activités témoignaient d’une capacité entrepreneuriale réelle, mais cantonnée à des segments périphériques, sans accès à l’échelle, au foncier stratégique ni aux circuits commerciaux dominants.

La détention et transmission du capital restait, elle, largement monopolisée par les blancs créoles et les compagnies métropolitaines, empêchant toute montée en puissance d’une bourgeoisie économique noire locale, et ce même pendant le laps de temps des débuts de la départementalisation.

Ce blocage matériel s’est progressivement transformé en blocage mental. L’impossibilité historique d’accéder durablement au capital a produit une intériorisation de la dépendance : l’idée que l’économie sérieuse, la grande entreprise, la finance et l’investissement relèveraient naturellement d’acteurs extérieurs.

Cette représentation, profondément ancrée, explique pourquoi l’accès au capital demeure si difficile, pourquoi certains secteurs restent verrouillés et pourquoi l’héritage de l’esclavage continue d’influencer les rapports de pouvoir économiques bien au-delà de sa disparition juridique. Le plafond de verre qui empêche l’entrepreneuriat guadeloupéen n’est pas seulement financier ou réglementaire ; il est aussi symbolique et psychologique.

Cette situation qui relève de l’atavisme est indissociable de l’absence historique d’une bourgeoisie nationale guadeloupéenne. Contrairement à la Martinique, où la continuité patrimoniale des békés a permis la reproduction d’une classe dominante locale, la Guadeloupe a connu une rupture violente à la fin du XVIIIe siècle.

La Révolution française et l’épisode sanglant de Victor Hugues ont détruit la bourgeoisie blanche locale naissante, rompant la chaîne de transmission du capital, des réseaux et du savoir-faire entrepreneurial. Ce vide n’a jamais été comblé. Le capital n’a pas disparu, mais il est devenu exogène, contrôlé par des intérêts martiniquais ou métropolitains dont les centres de décision sont extérieurs au territoire.

Cette absence a eu des conséquences politiques majeures. En l’absence de bourgeoisie nationale, le nationalisme guadeloupéen ne s’est pas structuré autour d’un projet économique cohérent de contrôle des moyens de production. Il est resté largement culturel et symbolique, incapable de se traduire par une stratégie de conquête du capital.

De son côté, la population majoritaire afrodescendante, bien qu’active économiquement au début du vingtième siècle, n’a jamais disposé des instruments institutionnels et financiers nécessaires pour transformer ses initiatives en puissance économique durable. La tontine, les lolos, l’économie informelle ont permis de survivre et de créer, mais pas de dominer ni de structurer l’économie globale.

Aujourd’hui, la domination des groupes martiniquais békés et des grands groupes métropolitains apparaît moins comme une anomalie que comme le résultat logique de cette histoire de discontinuités. Leur puissance repose sur la continuité du capital, des lignées familiales et des réseaux, là où la Guadeloupe a hérité d’une fragmentation profonde.

Le véritable enjeu n’est donc pas une dénonciation morale ou identitaire, ou la reproduction stérile d’un antagonisme blanc/noir, mais la reconstruction d’une capacité collective à penser, accumuler et transmettre le capital. Et force est de souligner que cet objectif n’est plus possible dans le secteur du grand commerce, où d’ailleurs toutes les tentatives des afrodescendants de Guadeloupe ont échoué en raison d’une insuffisance de capitaux et de fonds propres disponibles  pour lutter contre la concurrence des békés Martiniquais et métropolitains et notamment dans le secteur d’activité des premiers supermarchés dans années 70/80.

C’est ici que la déconstruction de la chaîne mentale économique et monétaire devient stratégique. Elle suppose de sortir de l’opposition stérile entre dépendance publique et rejet idéologique du capitalisme, pour investir pleinement la nouvelle économie. C’est là incontestablement le rôle et la mission de la diaspora qui seule pourrait briser cette chaîne mentale et déconstruire le phénomène du plafond de verre qui empêche la création d’un tissu économique endogène par les guadeloupéens .  

En effet, pour ce faire , force est de souligner que seules les mutations technologiques et énergétiques en cours offrent des opportunités inédites de réappropriation du capital local . Le déploiement massif de l’intelligence artificielle, de la robotisation, de la fibre optique, la transition énergétique vers la biomasse, la géothermie ou l’hydrogène, et la possibilité de créer des infrastructures numériques régionales comme des data centers changent radicalement l’équation. Ces secteurs abaissent les barrières à l’entrée, favorisent l’innovation locale et permettent la création d’actifs stratégiques à forte valeur ajoutée.

Mais ces opportunités ne produiront des effets structurants que si elles s’accompagnent d’une appropriation locale du capital. Sans actionnariat guadeloupéen, sans clubs d’investissements, sans coopératives, sans instruments financiers adaptés à l’archipel, sans aides financières de la collectivité régionale, la modernisation ne fera que renforcer les acteurs déjà dominants.

Déconstruire la chaîne mentale, c’est aussi rompre avec la « mentalité de fonctionnaires » héritée de l’assimilation, qui privilégie la sécurité de l’emploi public au détriment du risque entrepreneurial. C’est réhabiliter l’idée que détenir des parts, investir collectivement, contrôler des actifs productifs est non seulement légitime mais nécessaire.

À l’horizon 2030–2035, deux trajectoires se dessinent clairement. L’une prolonge la dépendance, où fibre, énergie verte et infrastructures numériques restent contrôlées par des acteurs extérieurs, laissant la Guadeloupe dans une modernité sans souveraineté économique. L’autre parie sur la disparition du modèle économique actuel corrélée avec la création nouvelle d’un capitalisme local inclusif, fondé sur la circulation de l’épargne, la montée en compétence, la gouvernance partagée et la transmission intergénérationnelle du capital.

Cette seconde voie exige une réforme profonde du modèle économique et social, ainsi et surtout de la construction de réseaux mondiaux d’entrepreneurs par la région Guadeloupe,  bien plus qu’une autonomie politique formelle qui, dans le contexte de tarissement prévisible des investissements publics, conduirait à l’échec.

L’histoire a effectivement coupé l’arbre de la bourgeoisie nationale à la racine. Mais le sol, aujourd’hui, n’est plus stérile avec la jeune génération de guadeloupéens exilés à l’étranger . Déconstruire la chaîne mentale économique et monétaire, c’est accepter de semer autrement à l’aide de la diaspora , en s’appuyant sur l’intelligence collective d’entraide héritée des tontines et mutuelles, sur les outils de la nouvelle économie et sur une vision lucide de l’histoire.

Ce n’est ni un retour au passé ni une imitation servile de modèles extérieurs, mais la construction patiente des conditions de reproduction du capital local par une nouvelle classe dirigeante locale, ouverte, compétente et durable. En sus de la teneur de mon propos et dans le prolongement de la réflexion de la déconstruction de la chaîne mentale économique et monétaire du guadeloupéen, je propose que l’on installe dans toutes les communes de la Guadeloupe un office de l’entrepreneuriat local, avec de surcroît à la clé un recensement de toutes les personnalités du monde économique de la diaspora natives de la commune. 

C’est à ce prix que l’entrepreneuriat guadeloupéen pourra enfin sortir de la marge et devenir un pilier central du développement économique et social du territoire.

« Connais ton adversaire, connais-toi, et tu ne mettras pas ta victoire en danger.” “Connais le ciel et connais la terre, et ta victoire sera totale. »
Sun Tzu* …L’art de la guerre.

*Economiste et juriste en droit public 

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