Haïti. La violence ne baisse pas, elle se déplace : ce que l’État refuse de voir

La violence ne baisse pas, elle se déplace : ce que l’État refuse de voir. Analyse de l’effet de déplacement et de la contagion spatiale (2023-2025). La stabilité trompeuse du total national : de janvier 2023 à décembre 2025, la séquence de violence traversée par Haïti défie l’entendement.

Pour l’observateur de terrain, c’est un chaos imprévisible. Pour l’analyste de données, c’est un système sous contrainte. Si l’on agrège les milliers d’incidents rapportés semaine par semaine dans la base ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project), on ne trouve pas une courbe qui monte à l’infini, mais une ligne qui oscille autour d’un point d’équilibre macabre.

Ce volume constant nous apprend quelque chose de fondamental : la violence ne se crée pas de nulle part chaque semaine. Elle est limitée par le nombre d’armes, d’hommes et de munitions disponibles. La question n’est donc pas de savoir si la violence augmente, mais où elle va quand elle semble disparaître de Port-au-Prince. La réponse est dans le Nord.

Le Modèle Spatial : La preuve que personne n’est une île

Nous avons voulu vérifier scientifiquement si l’insécurité d’une ville dépendait de celle de sa voisine. Pour cela, nous avons utilisé un Modèle Spatial Auto-Régressif (SAR).

Yᵢ = ₜ ρ ∑ⱼ wᵢⱼ Yⱼ + Xₜ ᵢₜβ + μᵢ + εᵢₜ

Derrière cette équation complexe se cache une vérité simple, résumée par le symbole ρ(rho). Notre modèle estime ce coefficient à 0,27.

Imaginez que la violence soit comme une inondation. Ce chiffre de 0,27 signifie que pour n’importe quelle commune d’Haïti, près d’un tiers de l’insécurité ne vient pas de ses propres problèmes internes, mais déborde simplement de chez ses voisins. Nos résultats suggèrent que les frontières administratives n’arrêtent pas les groupes armés.

La Preuve par les Faits : La chute de Cabaret

  • Le Rapport final du Groupe d’experts sur Haïti (S/2023/674), publié le 15 septembre 2023 par le Conseil de Sécurité de l’ONU, documente la dynamique territoriale dans la zone : il décrit comment, après la consolidation de la zone de Canaan par les chefs de gangs « Jeff » et « Taliban », la violence s’est étendue vers la commune limitrophe de Cabaret. Notre lecture est que le massacre de Source Matelas du 29 novembre 2022, mentionné dans le rapport, illustre cette logique de contagion par contiguïté géographique.

L’Asymétrie : La violence coule comme une rivière

Si la contagion existe, elle ne part pas dans tous les sens. Elle suit un courant précis. Nous avons mesuré la force du lien entre le centre (l’Ouest) et la province (l’Artibonite) en utilisant une analyse de corrélation croisée.

Ces données suggèrent un sens dominant. Quand Port-au-Prince s’enflamme, il est probable que l’Artibonite connaisse une escalade peu de temps après. L’inverse semble moins vrai: une crise aux Gonaïves ne provoque pas nécessairement de remous à la capitale. La violence semble se comporter comme un fluide : elle part du point le plus haut (la capitale saturée) et s’écoule vers le point le plus bas (la province moins défendue).

La Preuve par les Faits : L’axe G-Pèp / Gran Grif

Les rapports du RNDDH documentent les liens logistiques entre la coalition G-Pèp à Port-au-Prince et le gang « Gran Grif » de Savien (Artibonite). Ces sources décrivent comment, lors des trêves dans la capitale, des « soldats » sont déplacés vers le Nord pour renforcer l’emprise territoriale, transformant l’Artibonite en zone d’expansion stratégique. Il convient toutefois de noter que cette coordination semble davantage opportuniste qu’hiérarchique, chaque groupe conservant son autonomie opérationnelle.

Le facteur temps : Une alerte donnée 14 jours à l’avance

Cette vague qui part de l’Ouest ne frappe pas le Nord instantanément. En analysant les délais de réaction (lags) dans nos séries temporelles, nous observons un délai récurrent : le pic de violence dans l’Artibonite tend à survenir une à deux semaines après un choc à Port-au-Prince.

C’est le temps de la « friction » réelle. Les gangs ne se téléportent pas. Il leur faut deux semaines pour réorganiser les troupes, déplacer les armes, négocier les passages et installer de nouveaux péages. Pour l’État, ce n’est pas une mauvaise nouvelle, c’est potentiellement une opportunité. Cela signifie qu’après chaque grosse opération à la capitale, il pourrait exister une fenêtre de 14 jours pour agir.

  • La Preuve par les Faits : Le décalage de mars 2024

Suite aux attaques coordonnées du 29 février 2024 à Port-au-Prince, l’attention s’est focalisée sur la capitale. Cependant, l’OCHA Emergency Situation Report No. 11 (25 mars 2024) signale une accélération brutale des déplacements de population dans l’Artibonite à partir de la mi-mars, soit approximativement deux semaines après le début de la crise à Port-au-Prince. Ce délai observé correspond à la fenêtre identifiée par notre modèle temporel.

La saturation : Quand la digue cède

Un territoire peut-il encaisser indéfiniment la violence sans craquer ? Non. En analysant la distribution statistique des événements par commune (percentiles), nous avons identifié des seuils de rupture.

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Le Bas-Artibonite semble fonctionner comme un barrage qui protège le reste du Nord. Notre analyse suggère une capacité maximale d’environ 14 incidents par semaine. Aujourd’hui, avec une moyenne de 16,5, le barrage semble déborder. La police locale paraît submergée, les structures sociales se fragilisent.

La Preuve par les Faits : L’abandon de Liancourt

Le rapport du BINUH (Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti) au Conseil de Sécurité du 14 avril 2023 (S/2023/274) confirme l’effondrement institutionnel suite à la saturation. Au paragraphe 18, il est noté que suite aux attaques répétées du gang Gran Grif, le commissariat de police de Liancourt a été abandonné par la PNH en janvier 2023, laissant la ville sans défense et actant la rupture de la digue sécuritaire.

La signature des gangs : Des crimes qui voyagent, d’autres qui restent

Tous les crimes ne se ressemblent pas. En appliquant notre modèle spatial par type d’événement, nous distinguons deux types de menaces.

Les Affrontements (ρ > 0,35) : C’est une violence « mobile ». C’est la guerre de conquête. Quand un gang gagne du terrain, le front avance physiquement. C’est ce type de violence qui remonte la Route Nationale 1.

Les Enlèvements (ρ < 0,10) : C’est une violence « immobile ». Le kidnapping a besoin de maisons sûres et de complicités locales. On ne déplace pas une industrie du rapt du jour au lendemain.

Si l’on veut arrêter la contagion régionale, il faut prioriser la lutte contre les affrontements et le contrôle des routes. Le kidnapping est terrible, mais il reste un problème localisé.

  • Signaux faibles : La dispersion comme indicateur d’alerte

Au-delà du nombre de morts, le signal d’alarme le plus inquiétant est la dispersion géographique : la violence touche de plus en plus de localités différentes. Quand un gang contrôle solidement une zone, la violence reste concentrée. Mais quand tout devient instable, la violence s’éparpille. C’est ce qui se passe actuellement dans le Bas-Artibonite : la violence déborde des grands carrefours (Pont-Sondé) vers les zones rurales (Verrettes, La Chapelle).

Nos observations suggèrent qu’actuellement, le Bas-Artibonite connaît une augmentation du nombre de sections communales touchées par mois. La violence ne se contente plus des carrefours stratégiques (Pont-Sondé) ; elle semble s’infiltrer dans les zones rurales adjacentes (Verrettes, La Chapelle).

Cette dispersion est le signe avant-coureur d’une perte de contrôle totale : l’ennemi n’est plus localisé, il est diffus. Pour Gonaïves, le signal d’alerte ne sera pas une attaque massive frontale, mais cette multiplication de petits incidents périphériques qui encerclent la ville.

La Preuve par les Faits : L’encerclement progressif

Les rapports de l’OIM sur les déplacements (DTM) montrent que les populations ne fuient pas seulement les zones de combat direct, mais quittent préventivement des zones rurales périphériques où des « éclaireurs » armés sont signalés. Cette migration préventive est le signe tangible de cette dispersion que les satellites ne voient pas, mais que les habitants ressentent.

La topologie de la résistance : Pourquoi le Sud tient (pour l’instant)

Pourquoi l’Artibonite (Nord) s’embrase-t-il alors que le Grand Sud résiste mieux à la contagion massive ? La réponse n’est pas seulement politique, elle est topologique. L’analyse des réseaux routiers montre une différence fondamentale. L’accès au Nord (RN1) est un « couloir ouvert » traversant des zones de peuplement continu (Canaan, Cabaret, Arcahaie). La contagion s’y fait par capillarité. L’accès au Sud (RN2), en revanche, passe par un goulot d’étranglement géographique (Mariani/Gressier) coincé entre mer et montagne.

Ce goulot agit comme un verrou physique. Cependant, les données montrent que la pression sur ce verrou augmente (hausse des incidents à Mariani). Si ce point de rupture cède, la propagation vers le Sud sera beaucoup plus rapide et brutale que vers le Nord, car il n’y a pas de « zones tampons » intermédiaires. Le Sud ne tient pas parce qu’il est pacifique, mais parce que sa géographie est plus défendable. Une nuance importante : le cabotage maritime (Arcahaie → La Gonâve → Port-au-Prince) offre une route alternative lorsque la RN1 terrestre est bloquée, permettant parfois un contournement des verrous terrestres.

La Preuve par les Faits : La bataille de Gressier

Les tentatives répétées de prise du commissariat de Gressier en 2024, documentées par la presse et les rapports de sécurité, illustrent cette pression sur le goulot. Contrairement au Nord où les gangs contournent les obstacles par les plaines, au Sud, ils doivent briser le verrou frontalement. La résistance de ce point nodal constitue un verrou stratégique majeur pour la sécurité de quatre départements.

  • La boucle logistique : Le Nord nourrit la guerre du Sud

Il ne faut pas voir la violence comme un simple déplacement d’hommes armés. C’est avant tout un déplacement de ressources. L’Artibonite n’est pas seulement un champ de bataille, c’est le grenier et le comptoir de la capitale.

Les données économiques (prix du panier alimentaire, flux de transport) suggèrent une corrélation entre l’insécurité sur la RN1 et l’inflation à Port-au-Prince. L’hypothèse la plus robuste est celle d’une boucle logistique : les gangs de l’Ouest exportent la violence vers le Nord pour contrôler les flux de marchandises (riz, ciment). Les rentes extorquées sur la RN1 (taxes de passage, détournements) reviennent sous forme de cash à la capitale pour acheter des munitions et payer les « soldats ». Couper la violence au Nord n’est pas une action humanitaire, c’est une action stratégique pour assécher financièrement les groupes de l’Ouest.

La Preuve par les Faits : L’économie des barrages

Le rapport de l’Initiative Mondiale contre la Criminalité Organisée Transnationale (GI-TOC) de février 2024 documente la bureaucratisation des checkpoints routiers comme source de rente structurée pour les gangs. L’intensification des « péages » observée dans le Bas-Artibonite, cohérente avec nos données sur les flux économiques, suggère une diversification du portefeuille criminel.

Le principe de simultanéité

L’analyse de trois ans de conflit mène à une conclusion opérationnelle incontournable. Dans un système de vases communicants (notre modèle estime une connexion ρ = 0,27), toute action locale isolée est vouée à l’échec à moyen terme.

Frapper l’Ouest renforce le Nord. Sécuriser la RN1 sans traiter la source à Canaan ne fait que déplacer le point de blocage. La seule réponse mathématiquement viable est la simultanéité. Il ne s’agit pas d’avoir plus de forces, mais de les utiliser au même moment sur les points nodaux (émetteurs et récepteurs). Il convient de préciser que cette interconnexion ne repose pas nécessairement sur une coordination hiérarchique centralisée, mais plutôt sur une adaptation opportuniste : les groupes armés, bien qu’autonomes, exploitent les mêmes

vulnérabilités structurelles et réagissent aux mêmes pressions de manière prévisible. Tant que la réponse sécuritaire sera séquentielle (d’abord ici, puis là-bas), elle laissera toujours aux groupes armés le temps (la fenêtre observée d’environ 14 jours) et l’espace pour se redéployer. La guerre contre l’insécurité en Haïti n’est pas une bataille de territoire, c’est une bataille de rythme.

Source : Le Nouvelliste

Lien : https://lenouvelliste.com/article/262818/la-violence-ne-baisse-pas-elle-se-deplace-ce-que-letat-refuse-de-voir

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