Haïti. Le prix de l’encre : écrire en Haïti, entre passion et survie

À l’heure où les PDF circulent par captures d’écran, où le piratage s’impose comme norme, vivre de l’écriture en Haïti relève de l’exception. À l’occasion de la 31e édition de Livres en folie, Le Nouvelliste a rencontré plusieurs écrivains pour évoquer les réalités économiques de ce métier où la passion rivalise avec la précarité.

« Je n’ai jamais considéré la littérature comme un métier au sens de gagne-pain », confie Lyonel Trouillot dans une interview accordée au journal. Professeur, il cite René Philoctète pour illustrer sa démarche : « Je faisais “mon dur métier de professeur” et j’écrivais. » L’écriture, pour lui, n’a jamais été une stratégie de revenus, même s’il admet aujourd’hui en tirer certaines ressources, notamment grâce aux publications à l’étranger, aux traductions et à diverses activités littéraires.

Margareth Papillon, elle, décrit une flamme qui brûle depuis l’adolescence : « Je suis née pour écrire », lance-t-elle avec ferveur. Pourtant, elle concède : « Il faut vraiment être solide physiquement et mentalement pour exercer ce métier », laissant entrevoir les nombreux défis, y compris d’ordre financier, qui pèsent sur les écrivains.

Le piratage, ce gouffre économique

L’écrivain haïtien est seul face aux obstacles économiques. « Il n’y a pas de maison d’édition en Haïti qui prenne réellement en charge le livre d’un auteur, surtout les jeunes », explique Iléus Papillon, journaliste et écrivain. « C’est extrêmement difficile pour un auteur qui, après avoir pensé et écrit une œuvre, doit ensuite se débrouiller pour la publier, sans compter les dépenses liées à la promotion ou encore à l’organisation des ventes-signatures », poursuit-il.

Une situation que Christ-Falin Oralus, poète et éditeur, confirme. « La chaîne littéraire n’est pas règlementée. Parfois, l’écrivain doit lui-même vendre ses livres comme un marchand ambulant de sucreries à qui le veut. Les librairies sont parfois réticentes à recevoir les livres des auteurs », avance-t-il. De telles charges, pour ensuite voir son œuvre piratée, représentent une lourde injustice.

Le piratage représente en effet l’une des principales menaces financières pour les auteurs. « S’il vient d’étudiants sans le sou, je ne vais pas m’en plaindre. Mais d’imprimeurs ou d’éditeurs marrons, c’est autre chose », souligne Trouillot. Papillon, elle, n’en fait plus un drame : « Copie, distribution illégale, plagiat, PDF non autorisés… cela fait partie de mon quotidien. »

Ses œuvres comme La MarginaleLa Mal-aimée ou La Légende de Quisqueya sont régulièrement piratées. Elle raconte qu’on lui demande même de signer des photocopies de ses livres, « dans un piteux état à force d’avoir été manipulées par des centaines de jeunes mains. La piraterie devient presque une routine, voire une « rançon de la gloire », dit-elle avec ironie.

Revenus littéraires : la difficile équation

Les chiffres sont clairs : vivre de ses droits d’auteur en Haïti est pratiquement impossible. « Le marché est trop petit », tranche Trouillot. Même avec des récompenses, de la notoriété et une production soutenue, il précise : « Je ne pense pas qu’un auteur publiant en Haïti puisse vivre de ses droits. » Ses revenus proviennent principalement de l’étranger : traductions, commandes d’articles, conférences. « Cela dépasse largement mon salaire à l’Université d’État d’Haïti (UEH) », admet-il.

Papillon confirme cette réalité : « La dégradation générale du pays est un coup très dur. » Avec la disparition des salles de cinéma et de théâtre, les possibilités d’adaptations souvent lucratives se sont évaporées. Les tournées de promotion sont devenues rares, voire impossibles, à cause de l’insécurité. Résultat : une chute drastique des ventes en Haïti. « On se concentre sur le primum vivere. L’achat de livres devient un luxe. »

Ses revenus sont donc irréguliers, souvent boostés à la sortie d’un nouveau livre, mais vite en baisse. Elle mise surtout sur la plateforme Amazon pour ses « classiques ». « Ce sont ceux qui me rapportent le plus », confie-t-elle.

Iléus Papillon souligne, lui aussi, l’instabilité des revenus. « Calculer les recettes tirées de la vente des livres est un exercice délicat. Cela dépend de la période, du climat, mais aussi des contacts que possède l’écrivain ». Il se souvient : « Une fois, j’ai vendu entre 200 et 300 exemplaires, ce qui m’a permis de subvenir à mes besoins durant un certain temps. »

Un marché restreint, un pouvoir d’achat dérisoire

Il est indéniable qu’un regain d’activités autour du livre s’est manifesté ces deux dernières décennies avec des initiatives comme Livres en folieLivre en libertéFestival Quatre chemins, qui valorisent les auteurs et leurs œuvres.

Cependant, le journaliste littéraire Marc Sony Ricot dresse un constat sans appel : « Le marché du livre est minuscule, et la majorité de la population n’a pas un pouvoir d’achat suffisant. » Un livre peut coûter plus cher que le salaire minimum journalier. La rareté des versions numériques, l’absence de traducteurs et de programmes publics de soutien rendent le système encore plus fragile.

Il n’existe ni droits de prêt public ni tournées scolaires financées, avance Ricot. « Même les auteurs les plus reconnus, comme Frankétienne, n’ont jamais pu vivre uniquement de leurs publications ». C’est sans surprise que la plupart des écrivains doivent exercer une autre activité pour subvenir à leurs besoins.

Pour sa part, l’éditeur Oralus explique que c’est inconcevable de n’avoir que des librairies qui se compte sur les doigts de la main pour la distribution de centaines d’écrivains. Il y a beaucoup encore à faire pour ouvrir ce marché dans le pays.

Livres en folie, vitrine temporaire et espoir financier

Dans ce tableau sombre, Livres en folie apparaît comme un bol d’air. Pour Margareth Papillon, c’est même « le point focal » de sa production annuelle. « Être sur la liste des ouvrages en vente à Livres en folie assure une très grande visibilité à un auteur ! »

Si l’événement peut rapporter un peu d’argent, même les best-sellers n’en tirent pas assez pour vivre longtemps. Pour sa part, le journaliste et écrivain Iléus Papillon célèbre l’ingéniosité des initiateurs : « Livres en folie a fait beaucoup pour des jeunes écrivains comme moi. » Au-delà des revenus générés, il salue la mise en lumière du travail des auteurs. « Pour moi, Livres en folie reste l’une des meilleures inventions haïtiennes du XXe siècle ». Rassembler du monde autour des livres en Haïti est un pari relevé.

Trouillot met toutefois en garde contre la précipitation à publier pour l’événement : « Il y a beaucoup de mauvais livres. » Il souligne aussi l’absence de critiques littéraires sérieuses, qui pourraient à la fois protéger les lecteurs et valoriser les écrivains de qualité.

Quelles pistes pour soutenir l’écriture ?

Margareth Papillon ne mâche pas ses mots : « Il faudrait commencer par rétablir la paix dans le pays. » Pour relancer les ventes de livres, elle propose également des subventions de l’État, la création de bibliothèques scolaires avec un quota d’achats pour la production locale, ou encore le rétablissement d’une Direction nationale du livre (DNL) active.

De son côté, Iléus Papillon plaide pour le renforcement de la DNL et du ministère de la Culture. Il appelle aussi à reconnaître l’écriture comme un métier à part entière. La lecture, selon lui, devrait devenir une pratique obligatoire dans les écoles et les lieux de rassemblement. « Qui dit promotion de la lecture dit promotion des écrivains ». Falin, pour sa part, prône la création d’ateliers et de centres d’apprentissage d’art et d’écriture ou les écrivains seront des animateurs de savoir ce qui génèrerait des revenus stables pour ces derniers.

Ricot abonde dans le même sens : « Il nous faut une vraie politique culturelle. » Recevoir des plaques et des prix, c’est bien, mais cela ne suffit pas pour les écrivains haïtiens. En attendant, ils continuent d’écrire, entre passion brûlante et urgences financières.

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