PAR JEAN-MARIE NOL*
Alors que le gouvernement de François Bayrou s’apprête à dévoiler le budget 2026, les Antilles françaises abordent un tournant décisif.
En effet, force est de souligner que nous sommes à l’orée d’une fin de cycle economique et surtout sociétal. Ainsi, il ressort que face à la baisse des aides publiques, les risques de toute nature vont augmenter pour la Guadeloupe. Derrière la façade d’une rigueur budgétaire habilement dissimulée, la réalité est brutale : la Guadeloupe, territoire historiquement dépendant des aides publiques de l’État, va être confrontée à une raréfaction sans précédent de ses ressources financières.
Ce changement de cap, symbolisé par le plan de redressement « Himalaya budgétaire » — visant 40 milliards d’euros d’économies — bouleverse tous les équilibres établis. Dans une France endettée à hauteur de 3 350 milliards d’euros et affichant un déficit public proche de 6 % du PIB, l’exécutif a choisi de privilégier une réduction massive des dépenses plutôt qu’une hausse de la fiscalité, avec des conséquences d’autant plus lourdes pour les territoires ultra-marins les plus fragiles.
Les ministères sont priés de revoir chaque euro dépensé dans une logique dite « à base zéro », impliquant gels de crédits, suppressions de postes, réduction des prestations sociales et réformes structurelles. Mais, c’est surtout au niveau local que les coupes budgétaires prennent une tournure dramatique : les dotations aux collectivités territoriales seront gelées, imposant à ces dernières des efforts équivalents à 8 milliards d’euros.
En d’autres termes, une année sans nouveaux moyens, mais avec des injonctions accrues à optimiser des services publics déjà au bord de la rupture. Ce qui n’est, à Paris, qu’une variable d’ajustement dans une cellule de crise économique, devient dans les Antilles une spirale de précarité : écoles non rénovées, routes dégradées, éclairage public défaillant, distribution chaotique de l’eau, collecte des déchets en souffrance. Et, surtout, un ressentiment à peine déguisé envers une République perçue comme distante et désengagée, alors même qu’une demande d’autonomie des élus se fait insistante.
À travers ces restrictions, le gouvernement acte en réalité une recentralisation déguisée. Sous couvert de responsabilisation des dépenses sociales et de mutualisation des services, c’est un transfert insidieux de charges sans transfert de compétences ni de moyens. Les élus locaux se retrouvent acculés : pour préserver un minimum de services, ils devront envisager une hausse de la fiscalité locale, au risque d’envenimer la colère sociale. S’ils refusent cette voie, ils devront couper dans les services essentiels, avec toutes les conséquences sociales et politiques que cela implique.
La Guadeloupe devrait faire face à cette cure d’austérité dans un état de grande vulnérabilité. Le tissu économique, fragilisé par des décennies de dépendance et d’atonie structurelle, est incapable d’absorber un tel choc sans dommages collatéraux.
L’année 2024 avait déjà été marquée en Guadeloupe par une contraction de l’activité, une baisse des emplois salariés, une crise persistante du commerce, de la construction et de l’immobilier . Les tensions sociales alimentées par la vie chère et la défiance envers les institutions avaient entamé la cohésion du territoire, et les quelques indicateurs positifs – notamment dans la création d’entreprise – n’avaient pas suffi à inverser la tendance.
En Guadeloupe, la stabilisation économique entrevue en 2024 était largement illusoire : l’inflation persistait, le pouvoir d’achat s’érodait, et les créances douteuses signalaient une fragilité bancaire alarmante. Même si le chômage avait connu un léger repli, la dynamique d’ensemble restait largement marquée par la précarité et le court-termisme.
L’année 2025 a déjà douché les rares espoirs de reprise. Dès le premier trimestre, l’activité économique en Guadeloupe ralentit nettement. L’emploi salarié recule, la construction s’enlise, les autorisations de bâtir se raréfient, et l’intérim ne suffit plus à masquer la tendance générale à la dégradation. Le secteur touristique, pourtant pilier de l’économie locale, commence à accuser le coup : recul de la fréquentation hôtelière, désengagement de la clientèle métropolitaine. Sur l’ensemble des îles de l’archipel , les ménages, frappés de plein fouet par la hausse des prix, réduisent leur consommation, les entreprises gèlent leurs investissements, et les collectivités, prises à la gorge, freinent leurs dépenses d’équipement.
À cette crise économique s’ajoute une insécurité galopante qui vient aggraver le sentiment d’abandon. La Guadeloupe, en particulier, est frappée par une explosion sans précédent des violences armées. En quelques mois, 28 homicides, dont celui d’un adolescent de 13 ans, ont endeuillé l’île. Les fusillades se multiplient, les trafics de drogue prospèrent, les saisies d’armes lourdes témoignent d’une circulation inquiétante d’arsenaux venus des États-Unis, via les routes maritimes caribéennes.
Et force est de constater le chiffre de 61 homicides recensés dans les trois départements de l’Outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane) en à peine six mois. Ces chiffres, terrifiants, traduisent une mutation de la criminalité, de plus en plus organisée, militarisée, insérée dans un écosystème mafieux aux ramifications régionales et internationales.
Mais, cette violence n’est pas qu’une question de sécurité publique. Elle reflète un malaise social profond, une désespérance généralisée d’une fraction de la jeunesse . Les mouvements sociaux de ces dernières années – qu’il s’agisse de la crise de 2021-2022 ou des émeutes de 2024 – montrent que la colère populaire n’a pas disparu.
En Martinique, les manifestations contre la vie chère ont cassé la dynamique de l’économie, paralysé le pays, provoquant incendies, pillages et fermeture de l’aéroport. En Guadeloupe, la grève à EDF a provoqué un black-out et des affrontements violents.
Ces événements révèlent une société antillaise sur le fil, minée par l’injustice perçue, les inégalités persistantes, le coût de la vie exorbitant, le chômage des jeunes, les services publics défaillants et une jeunesse livrée à elle-même.
Le désamour envers l’État ne cesse de s’approfondir. Le scandale du chlordécone, emblématique d’un mépris institutionnel à l’égard des réalités locales, reste une plaie vive. L’accès à l’eau potable, les dysfonctionnements des urgences hospitalières, les retards dans la collecte des déchets, ou encore les coupures de courant, sont autant de preuves concrètes, quotidiennes, d’une aggravation de la situation sociale ressenti par la populations. Cette défiance se conjugue à une érosion démographique préoccupante : les jeunes quittent massivement l’île, attirés par des horizons plus stables et porteurs. Le vieillissement de la population, couplé à la fuite des talents, fragilise durablement le tissu social, économique et politique.
Dans ce climat délétère, la réponse de l’État se veut ferme : renforts de moyens et d’effectifs policiers, couvre-feux, exonérations fiscales ciblées, discours sur la « guerre contre les narcotrafics ». Mais, ces mesures ponctuelles, souvent perçues comme déconnectées ou répressives, peinent à rassurer ou à susciter l’adhésion. Elles ne traitent que les symptômes d’un mal beaucoup plus profond. Et les partis politiques et syndicats, eux-mêmes affaiblis, peinent à incarner une alternative crédible ou une force de proposition unitaire.
L’enjeu dépasse désormais la simple question budgétaire. Ce qui se joue, c’est l’avenir même du lien inhérent à la départementalisation entre les Antilles et la République. Le modèle économique basé sur les importations et la dépendance financière est à bout de souffle.
Le « cycle » dont on arrive au terme, ce n’est pas seulement celui des aides publiques, mais celui d’un pacte implicite qui garantissait un minimum de cohésion sociale en échange d’un encadrement centralisé. Ce modèle est aujourd’hui contesté par des discours idéologiques sur l’autonomie, mais aussi par les faits : la pauvreté progresse, la violence s’intensifie, l’exode s’accélère, l’espoir recule.
Il est urgent de repenser les relations entre l’État et ses territoires ultramarins. Cela suppose certes un changement de regard sur l’efficacité des institutions, mais également une reconnaissance sincère des spécificités locales, une capacité à adapter les outils juridiques, fiscaux, sociaux et économiques aux réalités de terrain.
Un statut hybride à partir d’une refonte de l’article 73 de la Constitution pourrait offrir un cadre rénové pour davantage d’autonomie de gestion, sans renier les principes de la solidarité financière de la république. Mais, cela ne suffira pas sans un changement de modèle économique et un investissement massif dans l’éducation, la santé, le numérique – y compris dans le domaine de l’intelligence artificielle – ou encore l’agriculture locale. Il faut restaurer la confiance, recréer de l’avenir, redonner aux jeunes générations une raison de croire en leur territoire.
Ce n’est pas un luxe, c’est une nécessité. Car, si la République continue à reculer dans ses propres marges, la Guadeloupe vacillera dans ses fondations avec une montée exponentielle des risques économiques, financiers et surtout psychosociaux , mettant à mal l’idée même d’un pays unifié dans sa diversité culturelle.
Sur le plan social, la qualité de vie devrait se détériorer encore. Le climat d’insécurité génère angoisse et repli, tandis que les jeunes sont particulièrement exposés à la violence et à la précarité psychologique. Le milieu scolaire n’est pas épargné, avec des violences rapportées dans certains établissements. La santé mentale publique devrait devenir un problème majeur avec les difficultés d’accès dans un proche avenir au crédit, et la pression financière sur le tissu associatif ainsi que sur les équilibres budgétaires des collectivités locales. Face à cette situation, les réponses d’évolution institutionnelle apparaissent timorées, inadaptées ou déconnectées. Les exonérations fiscales ponctuelles ne suffisent plus. Les appels à la résilience sonnent creux sans projet structurant, sans plan Marshall de rattrapage, sans changement de paradigme sur le plan économique. Il devient donc impératif d’engager une réflexion de fond sur le modèle économique et social de notre territoire.
La rigueur budgétaire ne peut pas être la seule boussole. Elle doit s’accompagner d’une reconnaissance pleine et entière des spécificités ultramarines. Cela implique des investissements massifs dans l’éducation, la santé, la jeunesse, l’agriculture locale, les transports et la transition énergétique. Cela suppose un pacte renouvelé entre la République et ses Outre-mer, qui reconnaisse non seulement les besoins mais aussi les aspirations d’un peuple trop souvent considéré comme périphérique, voire subsidiaire.
L’enjeu n’est pas seulement budgétaire ou sécuritaire : il est profondément économique. Il s’agit de savoir si la République entend encore tenir sa promesse d’égalité et de dignité sur l’ensemble de son territoire. À défaut, c’est la cohésion nationale elle-même qui risque de voler en éclats.
*Economiste