PAR JEAN-MARIE NOL*
L’expression « une vallée de larmes » est une métaphore qui suggère que la France est devenue un lieu de souffrance sociale, de douleur morale et de désolation économique. Cette expression d’origine biblique est souvent utilisée pour décrire une situation de crise ou de déclin, où les difficultés et les problèmes semblent insurmontables.
Dans le contexte de la France d’aujourd’hui , cette expression pourrait signifier que le pays est confronté à des défis importants, tels que :
– Des problèmes économiques et sociaux.
– Des tensions politiques et sociales.
– Une perte de confiance dans les institutions.
– Des difficultés à résoudre les problèmes du passé.
Cette expression de « vallée de larmes » est certes subjective, mais force est de constater que la France donne aujourd’hui l’image d’une vallée de larmes, tant les tensions sociales, politiques et économiques s’y superposent en un enchaînement presque ininterrompu de crises.
L’instabilité institutionnelle, les mouvements de grève, les blocages récurrents, les violences prévisibles, et les manifestations massives, qui ont marqué une nouvelle étape le 18 septembre, traduisent une colère et une profonde lassitude du pays face aux mesures d’austérité et à un modèle social fragilisé.
Enquête après enquête, les Français le répètent : malgré la baisse de l’inflation, le pouvoir d’achat reste une préoccupation majeure. Il figure d’ailleurs en bonne place au sein des revendications syndicales de la journée de mobilisation du 18 septembre, avec en corollaire : la hausse des salaires. Le nouveau Premier ministre, Sébastien Lecornu, à peine nommé, se retrouve déjà confronté à une épreuve de force avec les forces politiques de l’opposition et avec une rue qui refuse de céder sur des revendications essentielles : salaires, pouvoir d’achat, justice sociale et fiscale. Cette colère, nourrie par des années de frustrations accumulées, s’exprime désormais à une échelle nationale, avec des perturbations prévues dans l’ensemble du quotidien des Français, des transports à l’éducation en passant par la santé et l’énergie. Les syndicats veulent démontrer que l’arme du blocage reste encore l’ultime moyen de se faire entendre face à un pouvoir jugé sourd aux attentes populaires en raison de la problématique des déficits et de la dette .
Dans ce climat social explosif, une question domine : la crise de la dette française est-elle en train de se transformer en une crise politique et sociale et surtout en prochaine crise financière qui nous pend au nez et d’une ampleur telle qu’elle mettra en danger le modèle social lui-même ? Car la France, deuxième économie de la zone euro, vit aujourd’hui sur une ligne de crête d’endettement particulièrement fragile.
Avec un déficit public de 5,8 % du PIB et une dette à 116 %, l’État n’a plus la marge nécessaire pour multiplier les dépenses sans risquer un emballement des marchés financiers. Les gouvernements précédents en ont déjà fait les frais : la rigueur budgétaire imposée à Michel Barnier puis à François Bayrou a conduit à leur chute, preuve que toute tentative de redressement brutal se heurte à la résistance d’une société qui refuse l’austérité.
La fragilité de la croissance, inférieure à 1 % sur un an, accentue le paradoxe français : une économie qui parvient à résister malgré les secousses internationales, mais dont la dynamique reste trop faible pour absorber des politiques restrictives. Selon l’économiste Christian Saint Etienne, « si on replace la situation actuelle dans une vision géostratégique, la part de la production française dans l’économie mondiale continue de baisser fortement. Nous continuons d’avoir des déficits commerciaux considérables. Tous nos points forts sont en train de disparaître : l’excédent agroalimentaire a disparu, l’excédent sur les médicaments a disparu. Nous avions un excédent de 20 milliards sur le solde des échanges de voitures en 2000. On a maintenant un gros déficit dans ce secteur. Ce que l’on observe aujourd’hui, c’est donc un affaiblissement colossal de l’économie française. Il est à l’œuvre depuis 25 ans, en lien avec la désindustrialisation massive depuis un quart de siècle. Entre rigueur budgétaire et instabilité politique, la France se trouve face à un dilemme aux conséquences économiques lourdes. »
Dans ce contexte de chasse aux économies budgétaires , la proposition d’augmentation des recettes avec la taxe Zucman qui est actuellement sur le tapis , visant à imposer à hauteur de 2 % les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, symbolise la fracture idéologique et sociale qui traverse le pays. Massivement soutenue par l’opinion publique, y compris chez les sympathisants du camp présidentiel et de la droite, elle incarne une demande pressante de justice fiscale.
Pourtant, le refus catégorique de Sébastien Lecornu de l’adopter en l’état montre le fossé entre la population et ses dirigeants. En renvoyant ce débat à une simple « question de justice fiscale », le Premier ministre donne l’impression d’un pouvoir capable de compromis sur la taxation des riches et en mesure d’apporter une réponse concrète à la colère des classes moyennes, celles-là mêmes qui se sentent étranglées par la pression fiscale sans bénéficier en retour d’un État-providence efficace.
Cette fracture alimente une instabilité politique et surtout institutionnelle qui nourrit, en retour, les craintes de récession. Car au-delà des mobilisations syndicales et des blocages, c’est l’incapacité des élites à tracer une perspective claire qui inquiète les ménages, les entreprises et les investisseurs. Le manque de visibilité fragilise la confiance et risque de transformer la timide reprise — avec une croissance de seulement 0,3 % au deuxième trimestre — en une stagnation durable de l’économie française.
Le cercle vicieux est là : une société en colère qui bloque l’économie, un État endetté qui ne peut plus répondre par des largesses budgétaires, une croissance trop faible pour offrir une respiration, et une classe politique piégée entre des promesses intenables et la nécessité d’une rigueur rejetée.
À cette situation déjà tendue s’ajoute un horizon économique assombri par la menace d’une véritable crise financière. Après la démission forcée du gouvernement Bayrou, la France est au pied du mur budgétaire : le déficit et la dette n’ont pas disparu et doivent être traités d’urgence. L’économie mondiale, sans frontières, impose désormais ses lois aux États, réduisant leur autonomie et les transformant en simples gestionnaires de contraintes. La France illustre ce paradoxe : puissance politique hier influente, elle se retrouve aujourd’hui impuissante face à des marchés qui risquent au final de dicter leurs conditions. Les signaux d’alerte se multiplient : déficit public de 5,6 % du PIB en 2025, dette à 116 % en fin d’année, taux d’intérêt à long terme dépassant la croissance nominale, déficit primaire de 3,2 % qui impose un ajustement de plus de 130 milliards d’euros pour stabiliser la trajectoire. L’équation paraît insoluble sans récession brutale et rejet social massif.
Les solutions envisagées pour lâcher du lest sur la dépense publique sont toutes politiquement explosives. La non-indexation des dépenses sociales, qui permettrait d’économiser 2,5 points de PIB en cinq ans, risquerait d’appauvrir durablement les ménages. La taxation des ultra-riches ne rapporterait qu’une fraction des besoins, bien loin de rassurer les investisseurs. Le scénario le plus vraisemblable est donc celui d’une lente érosion de la signature financière de la France : élargissement des écarts de taux avec l’Allemagne et l’Espagne, nouvelles dégradations de note souveraine, et, à terme, dépendance accrue vis-à-vis de la Banque centrale européenne, au prix d’une perte de souveraineté budgétaire. Le modèle social français, déjà contesté pour son coût supérieur de près de six points de PIB à la moyenne européenne, serait alors ajusté non par choix démocratique, mais sous la contrainte extérieure.
Pire encore, la dette n’est pas le seul risque. Comme l’ont montré les événements du passé , les crises économiques surgissent rarement isolées : une crise bancaire peut découler d’une crise boursière, une crise immobilière amplifier une crise de la dette, et toutes s’enchaînent dans un cercle vicieux. La France est exposée à ces vulnérabilités : système bancaire fragilisé, marché immobilier sous tension avec la hausse des taux, risque de correction boursière latent. La convergence de ces déséquilibres annonce une crise qui, même si elle ne se matérialise pas par un choc brutal, progressera par un enchaînement de secousses successives, jusqu’à ébranler le tissu social et politique du pays.Le problème est structurel.
La France est l’un des pays les plus taxés et réglementés d’Europe, ce qui freine considérablement la compétitivité des entreprises et dissuade l’investissement productif. Mais derrière cette utopie populaire du « toujours plus » sans contrepartie de création de richesse par la production et le travail pour financer le modèle social , se dessine une autre trajectoire, bien plus inquiétante dans les prochaines années : celle d’un dérèglement climatique et d’un bouleversement systémique global avec l’intelligence artificielle.
L’IA, loin d’être un simple outil de progrès, pourrait devenir le catalyseur d’une crise totale — économique, sociale, politique, cognitive — comparable à une guerre, une crise financière majeure ou un effondrement climatique.Le premier front de ce basculement est déjà ouvert : celui de l’emploi. Les modèles génératifs et l’automatisation cognitive menacent des millions de postes, parfois qualifiés, dans les services, la création, la finance ou l’ingénierie. Cette substitution est souvent plus rapide que la capacité de requalification.
Résultat : chômage de masse, accentuation du déclassement de la classe moyenne, instabilité sociale et montée des tensions sociales et politiques avec le risque de l’émergence d’un régime autoritaire . Une polarisation idéologique émerge déjà autour de la place de la technologie dans nos vies.Il est grand temps d’ouvrir les yeux : la France ne peut plus continuer sur cette trajectoire sans risquer un déclassement économique profond.
La France apparaît dès lors comme un pays enfermé dans une spirale de contradictions. Elle veut préserver son modèle social, mais ne trouve pas les ressources pour le financer. Elle réclame davantage de justice fiscale, mais se heurte au refus de ses dirigeants pour qui le problème réside dans l’insuffisance de travail et de création de richesse . Elle aspire à plus de stabilité, mais vit au rythme des crises politiques à répétition du fait d’une majorité introuvable à l’assemblée nationale.
Le contraste est d’autant plus saisissant que le pays demeure une grande puissance économique et dispose d’atouts considérables. Pourtant, ces atouts semblent constamment étouffés par une incapacité chronique à réformer en profondeur et à instaurer un pacte social nouveau. D’aucuns pensent plutôt qu’elle signe une crise de l’impuissance publique.Le malaise vient du fait que la politique n’apparaît plus comme le moyen de maîtriser son destin. Le pouvoir politique se dissout comme l’autorité et, finalement, les citoyens se sentent trompés.L’État, dont ils attendent qu’il les aide à régler leurs fins de mois difficiles, qu’il assure le fonctionnement des services publics et la sécurité, et qu’il organise la justice sociale semble frappé d’impuissance.
C’est cette impuissance face à l’économie globalisée, conjuguée à une crise sociale permanente, qui fait dire aujourd’hui que la France est devenue une vallée de larmes : une nation qui demeure riche en potentiel mais pauvre en confiance, écartelée entre le rêve d’un avenir meilleur et la réalité d’un présent marqué par la défiance, la colère et l’instabilité.
Mais, à ce stade de l’hypothèse d’une crise financière qui surgirait de la nécessité pour Emmanuel Macron d’obtenir des réformes structurelles, il convient de rappeler qu’il y a des politiques plus dangereuses encore, qui instrumentalisent la colère surtout dans le contexte d’un dérèglement économique et d’un déficit d’autorité de l’État, et qui pourraient bien trouver un exutoire dans l’émergence très prochainement d’une société régie , en tout état de cause, avant la fin de cette décennie, par un régime autoritaire .
Reste que pour Emmanuel Macron, il devrait méditer cette citation du cardinal De Retz : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment. »
*Economiste et juriste en droit PUBLIC