PAR JEAN-MARIE NOL*
Dans un monde qui se recompose à une vitesse vertigineuse, où les anciens équilibres géopolitiques cèdent sous la poussée de nouvelles forces militaires, économiques, technologiques et idéologiques, la question des rapports de force entre l’État français et ses territoires d’0utre-mer retrouve toute son acuité. Il ne s’agit plus seulement de savoir qui détient la force brute, militaire ou économique, mais de comprendre comment celle-ci s’articule avec la justice, les valeurs, les ressources, et la capacité d’adaptation des sociétés.
Ce dilemme ancien, formulé par le philosophe blaise Pascal dans ses Pensées – « il faut donner de la force à la justice pour résister à la force de l’injustice » – prend une résonance particulière dans le contexte actuel de la Guadeloupe. Car au-delà des débats institutionnels, c’est bien une question de rapport de force – interne et externe – qui se joue.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde a connu un renversement de l’ordre établi. L’Europe, longtemps dominatrice, a cédé sa place aux trois superpuissances du XXe siècle, les États-Unis , la Chine et l’URSS, avant de voir émerger un monde plus multipolaire. Cette nouvelle donne bouleverse toutes les hiérarchies : stratégiques, économiques, technologiques. Le monde s’est fragmenté, les certitudes se sont érodées, et le « libre-échange » est devenu une idéologie autant qu’un terrain de conflit.
Les principes économiques qui sous-tendaient la mondialisation – comme les avantages comparatifs de l’économiste Ricardo ou la destruction créatrice de l’économiste Schumpeter – sont remis en cause par les ravages sociaux qu’ils provoquent, notamment dans les économies périphériques. Dans ce brouillard géopolitique et économique, la Guadeloupe tente de repenser son avenir.
C’est dans ce climat de tensions internationales, d’instabilités économiques et d’incertitudes technologiques que l’archipel s’engage dans un débat institutionnel aux allures de fuite en avant. L’idée d’un changement statutaire vers l’article 74 de la Constitution, promesse d’une autonomie accrue, est agitée comme un remède aux maux structurels de la société guadeloupéenne. Mais cette aspiration se heurte à un mur de réalités financières, économiques et sociales.
L’exigence de plus de responsabilités locales est louable en apparence. Elle traduit une volonté de s’émanciper, de se prendre en main, de sortir de l’ombre de la tutelle post coloniale parisienne. Mais cette ambition, sans un projet économique solide, sans vision claire, sans moyens budgétaires durables, risque de se transformer en impasse.
Le paradoxe est cruel : demander plus de pouvoir et de liberté d’action dans la mise en œuvre des politiques publiques, tout en exigeant plus d’argent de l’État. En effet, la revendication d’une transition vers l’article 74 s’est accompagnée d’une demande de compensation budgétaire de 1,2 milliard d’euros. Une somme considérable dans un pays comme la France dont la dette publique a dépassé les 3 300 milliards d’euros en 2024, soit 113 % du PIB. Le contexte national n’est pas propice aux largesses.
L’État est déjà confronté à des déficits financiers chroniques, des engagements européens contraignants, une crise du modèle social, et une inquiétante stagnation économique. Les marges de manœuvre budgétaires sont quasi inexistantes. Il paraît donc irréaliste d’espérer un soutien financier massif pour accompagner une autonomie institutionnelle de la Guadeloupe, sans contreparties drastiques et sans remise en question profonde du modèle économique actuel de la Guadeloupe .
Ce constat renvoie à une autre évidence : il ne peut y avoir de souveraineté institutionnelle sans souveraineté économique. Or, la Guadeloupe reste profondément dépendante des transferts de l’État français. Retraites, santé, éducation, aides sociales, subventions : l’ensemble du modèle économique et social repose sur cette solidarité républicaine.
L’illusion serait de croire qu’un simple changement statutaire pourrait préserver ces acquis tout en gagnant en indépendance. En réalité, la fin du lien constitutionnel fort que garantit l’article 73 ouvrirait la voie à une désolidarisation financière assumée de l’État. Et cela, dans un contexte où les défis à venir exigent plus que jamais un cadre stable et solidaire.
L’exemple de la Martinique et de la Guyane, qui ont adopté une collectivité unique en 2015, devrait inviter à la prudence. Dépourvues de dotations suffisantes , ces collectivités font aujourd’hui face à des difficultés budgétaires majeures. Les allocations sociales non remboursées à l’euro près par l’État grèvent les budgets, les marges d’investissement sont réduites à peau de chagrin, et l’ombre de l’endettement plane.
En 2023, ces seules allocations représentaient un tiers du budget de fonctionnement de la CTM. Et l’État, malgré les requêtes insistantes, reste sourd. À cela s’ajoute une inquiétude de fond : que deviendrait une collectivité guadeloupéenne autonome si elle se trouvait confrontée, comme cela est probable, à une catastrophe climatique ou sismique ? Qui paierait la reconstruction ? L’État ? L’Europe ? Personne ?
Dans cette équation périlleuse, le facteur technologique agit comme un catalyseur. L’intelligence artificielle, en bouleversant les métiers du tertiaire, menace les économies comme celle de la Guadeloupe, très administrativisées. Les fonctions support, souvent occupées par des jeunes et des femmes, sont parmi les premières ciblées. Sans réforme ambitieuse de l’éducation, sans plan de reconversion, c’est toute une génération qui risque de se retrouver sur le bord de la route. Le monde évolue plus vite que nos institutions. Et il faut s’y adapter.
Le changement climatique, quant à lui, n’est plus une hypothèse mais une certitude. Cyclones, montée des eaux, sécheresses, destruction des récifs : les Antilles sont en première ligne. Les besoins en financement pour s’adapter ou se protéger vont exploser dans les prochaines décennies. Sans financement de l’État, sans filets de sécurité, sans stratégie concertée, le risque est immense. Et à cela s’ajoute une démographie en déclin, un vieillissement accéléré de la population, et une économie incapable, en l’état actuel, de générer une richesse suffisante pour soutenir seule un modèle d’autonomie de société exigeant pour changer la donne en matière de développement.
Dès lors, faut-il encore s’étonner que certains experts regroupés au sein du cercle des économistes de la Guadeloupe s’alarment de cette tentative de changement statutaire ? Car l’autonomie, si elle peut être une voie, ne peut en aucun cas être un préalable. Elle ne se décrète pas. Elle se construit. Elle se finance. Elle s’assume. Elle implique des sacrifices, des réformes, une vision claire et partagée. Aujourd’hui, force est de constater que rien de tout cela n’est véritablement posé.
L’économie guadeloupéenne n’est pas prête. Les institutions locales ne sont pas préparées. Le tissu productif est trop faible. La culture politique, encore trop marquée par le court-termisme et la défiance envers les élus n’a pas encore intégré les exigences d’une pleine responsabilité.
Il ne s’agit pas de renoncer à toute évolution. Mais de la penser autrement. De la fonder sur le réel, non sur l’idéologie. De construire un modèle sui generis, un statut hybride entre l’article 73 et l’article 74, taillé sur mesure, qui permettrait de concilier autonomie de gestion sur certains sujets avec maintien de la solidarité nationale.
Une autonomie à la carte, fondée sur un pacte de confiance entre l’État et la Guadeloupe, et non sur un ultimatum budgétaire. C’est dans cette voie de la lucidité, de la responsabilité partagée, que pourrait se dessiner un avenir stable et durable pour l’archipel.
En définitive, il ne s’agit plus de savoir si la Guadeloupe doit disposer de plus de pouvoirs. Mais de comprendre si elle en a les moyens financiers . Car dans un monde en mutation, où les rapports de force se redessinent sans cesse, où les menaces économiques, climatiques, sociales et technologiques et surtout militaires s’accumulent, le véritable courage politique n’est pas de clamer l’émancipation à tout prix, mais de poser les bonnes questions. De chercher à construire, pas à s’illusionner à partir d’une quête identitaire.
De préférer la résilience à l’aventure incertaine. C’est à cette hauteur de vue que se jouera l’avenir de la Guadeloupe , et nous économistes sommes désormais prêts à y contribuer à l’aide d’une nouvelle vision prospective …
*Economiste