PAR JEAN-MARIE NOL*
Une fois refermée, la « parenthèse enchantée » du Congrès sur l’autonomie, a laissé la place à des responsables publics jugés déprimants par les Guadeloupéens, eux-mêmes pas franchement optimistes. Tous les élus locaux s’entendent sur la nécessité d’apporter de l’espoir dans le débat, mais, le peuvent-ils ?
Non, car à notre sens, ils en sont incapables tant l’axiome de départ est faussé par l’idéologie et est grande l’anomie de l’économie . En Guadeloupe, la formule créole « Ou ni espwa a mal papay » revient souvent dans les conversations, comme un adage lucide sur l’état du territoire. L’image est parlante : le papayer mâle fleurit mais ne porte jamais de fruits.
C’est l’espoir vain, celui qui nourrit les discours mais jamais les lendemains. Et c’est précisément ce sentiment qui traverse aujourd’hui le débat public autour de l’avenir économique de l’archipel. Après la clôture également de la « parenthèse tout aussi enchantée » des forums faisant suite au Congrès sur l’autonomie, les illusions d’un bouleversement salvateur se sont vite dissipées, laissant place à une morosité que les élus, jugés eux-mêmes désabusés, ne parviennent plus à dissiper.
Les grandes déclarations sur l’espoir d’un renouveau statutaire se heurtent à une anomie économique qui ne cesse de s’approfondir, comme l’a encore montré le dernier bulletin de l’Institut d’émission des départements d’outre-mer publié en juillet 2025.
C’est désormais non plus sur le changement des institutions, mais sur le changement économique qu’il convient de mettre l’accent et porter l’action car le constat est sévère : l’économie guadeloupéenne reste atone, et l’on ne voit pas se dessiner les perspectives d’avenir. Le secteur du BTP stagne, les perspectives industrielles se réduisent, et la campagne sucrière 2025 s’achève sur un bilan presque catastrophique. Tonnage en baisse, parcelles appauvries, contraintes multiples : les professionnels redoutent que le sucre, produit identitaire et source de devises, ne devienne qu’un souvenir glorieux.
Pendant ce temps, les défaillances d’entreprises se multiplient. Entre la fin de 2024 et le premier trimestre 2025, la Guadeloupe est passée de 315 à 408 procédures de liquidation et de redressement judiciaire, soit une envolée de 29,5 % qui inquiète jusque dans les couloirs de l’État.
Certains secteurs s’enfoncent plus que d’autres : l’hébergement-restauration subit une hausse vertigineuse de 32,4 % de défaillances, les services aux entreprises de 18,8 %, tandis que l’agriculture et l’information/communication s’effondrent respectivement de 31,4 % et 33,3 %.
Si l’industrie locale et la construction semblent momentanément épargnées, cette relative stabilité ne masque pas la fragilité d’un tissu économique où la diversité des activités est trop faible pour amortir les chocs.
À cette situation structurelle se superposent des aléas conjoncturels qui brouillent encore l’horizon. Le tourisme, pourtant pilier de l’économie guadeloupéenne, se retrouve pris en étau entre le plan de rigueur du gouvernement et un phénomène naturel devenu cauchemardesque : les échouements massifs de sargasses. Ces algues brunes, gonflées par le réchauffement climatique, envahissent régulièrement les côtes, notamment celles de Marie-Galante et du sud de Basse-Terre.
Elles s’amoncellent sur les plages, dégagent des gaz nocifs, font fuir les baigneurs et, par ricochet, sapent la valeur des villas de rêve construites pour la location saisonnière. De nombreux propriétaires se retrouvent sans locataires, avec des pertes considérables, et les autorités, malgré les plans successifs, peinent à trouver des solutions durables. L’image de carte postale de l’île se fissure, et avec elle, une part essentielle de son attrait économique.
Le moral des Guadeloupéens, déjà éprouvé par des années de stagnation et par un chômage endémique de près de 18 %, se dégrade à vue d’œil. Les coupures d’eau fréquentes, symptôme d’un réseau en déshérence, ajoutent à la lassitude collective. De plus en plus, l’opinion publique exprime un désenchantement profond et se détourne de l’action collective.
Chacun devient de plus en plus individualiste et se replie sur son cercle privé, se console dans la consommation de loisirs, s’évade par les fêtes, les carnavals précoces, les voyages lorsque les finances le permettent, mais sans véritablement s’inquiéter de la construction d’une assise économique solide.
Une véritable société de loisirs s’installe, séduisante en surface, mais qui repose sur un socle fragile, celui d’une solidarité nationale qu’on suppose éternelle alors qu’elle se fissure elle aussi sous le poids des contraintes budgétaires.
Et c’est le grand paradoxe d’une société de loisirs
sans réelle assise économique et financière
La Guadeloupe offre aujourd’hui l’image séduisante d’un territoire paradisiaque où les loisirs prennent une place croissante dans la vie quotidienne. L’archipel semble incarner une véritable civilisation du loisir. Pourtant, derrière cette carte postale se cache une réalité économique et sociale bien plus préoccupante.
Le temps consacré au travail recule, alors que le chômage demeure élevé (18 %) et qu’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Les entreprises locales peinent à recruter, l’absentéisme progresse, et le rapport au travail évolue : les jeunes, notamment, privilégient l’équilibre de vie au détriment d’un investissement professionnel prolongé.
Ce modèle de société, hérité d’une assimilation historique et des acquis sociaux de la départementalisation, repose pourtant sur une solidarité nationale fragile. Le financement du système social exige une base productive solide, mais celle-ci s’effrite sous le poids d’une économie peu diversifiée et d’un désengagement croissant vis-à-vis du travail.
Le paradoxe est criant : une société jouissant de nombreux droits, mais qui peine à générer la richesse nécessaire pour les maintenir. La Guadeloupe incarne ainsi une tension plus large, propre à la société française dans son ensemble : celle d’un art de vivre en quête de lenteur et de bien-être, confronté à la nécessité économique de faire vivre un modèle social exigeant.
Ce déséquilibre interpelle, à l’heure où certains appellent à une évolution statutaire et à une plus grande autonomie. Car ces transformations impliqueraient des efforts financiers, une responsabilité accrue, et un sursaut collectif difficile à envisager dans une société habituée à l’abondance protectrice de la solidarité nationale
Cette tension permanente entre un art de vivre assumé et la nécessité d’alimenter un modèle social exigeant révèle une contradiction profonde. L’archipel jouit de nombreux droits et avantages, mais ne parvient plus à générer la richesse nécessaire pour les maintenir. Les appels à un changement de statut, à plus d’autonomie, surgissent alors comme autant de mirages. Car ces réformes supposeraient des efforts financiers immenses qui font aujourd’hui défauts, une responsabilité collective accrue, une mobilisation générale autour de la production et du travail que rien, aujourd’hui, ne laisse présager.
Tant que cette dynamique ne sera pas enclenchée, tant que la population restera plongée dans l’espoir illusoire du « mal papay », la Guadeloupe risque de s’enfermer dans une économie sans retomber de fruits, condamnée à contempler ses fleurs sans jamais récolter la promesse qu’elles portent. « La main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit » dit encore la sagesse créole.
Une maxime qui, plus que jamais, invite à réfléchir à la nécessité d’inverser la logique du modèle de développement et de redevenir, enfin, une terre qui produit avant d’espérer un quelconque changement par une éventuelle évolution statutaire .
*Economiste