PAR JEAN-MARIE NOL*
L’intelligence artificielle s’invite aujourd’hui dans notre quotidien avec une rapidité vertigineuse, bouleversant les repères les plus établis et soulevant une question cruciale : sommes-nous véritablement prêts en Guadeloupe à faire face à cette révolution technologique qui fascine autant qu’elle inquiète ?
Si certains y voient un progrès salutaire, d’autres redoutent ses effets délétères, notamment dans un territoire à l’économie fragile et aux équilibres sociaux sensibles, comme la Guadeloupe. L’irruption de l’intelligence artificielle dans l’économie mondiale bouleverse en profondeur les équilibres établis, et la Guadeloupe, territoire ultramarin dont le tissu économique repose très majoritairement sur le secteur tertiaire, ne saurait y échapper.
Depuis l’arrivée de ChatGPT, l’inquiétude se fait sentir : allons-nous être remplacés par des robots ? L’intelligence artificielle générative, capable d’assimiler et de créer du contenu écrit, visuel ou audio, est souvent décrite comme une menace pour les emplois. Au-delà des enjeux économiques, l’IA soulève des questions existentielles. Quelle est encore la valeur ajoutée humaine dans un monde où la machine peut écrire, dessiner, répondre, enseigner ?
Des professions créatives aux métiers de la transmission du savoir, tous se sentent concernés. Des artistes s’inquiètent pour leur originalité, des enseignants voient leur autorité symbolique remise en cause, des jeunes diplômés doutent de leur employabilité. L’IA ne se contente pas de bousculer les métiers manuels ou intellectuels : elle s’attaque désormais au cœur même de notre humanité, à notre capacité à penser, à inventer, à ressentir.
À chaque nouvelle avancée technologique majeure, suit son lot de débats et d’appréhensions quant à son impact sur la main‑d’œuvre. Lors de la révolution industrielle, les travailleurs manuels étaient en première ligne de ces grands changements. À l’inverse, l’IA concerne aujourd’hui plus les cadres et professions intellectuelles. Mais quel sera l’effet réel de cette technologie sur le tissu économique de la Guadeloupe ?
Alors que l’IA générative inquiète les travailleurs, des économistes de l’OIT ont étudié l’impact qu’aura cette technologie sur le marché du travail mondial.
Le risque n’est pas tant le remplacement massif d’emplois par des bots, mais plutôt la transformation des métiers qui touchera 30 à 40 % des professions dans le monde.
La catégorie professionnelle des emplois de bureau peu qualifiés sera particulièrement affectée par l’IA, puisque 82 % des tâches pourraient être confiées à des machines .
Les femmes sont particulièrement concernées par l’automatisation, puisqu’elles sont deux fois plus présentes dans ces postes administratifs.
L’IA creusera aussi les inégalités, car les pays à faibles revenus qui n’auront pas accès à ces technologies comptent plus d’emplois potentiellement automatisables.
L’intelligence artificielle capable de travailler à la place d’un salarié, rêve ou cauchemar ? Une réalité, en tout cas, pour certains dirigeants d’entreprise qui ont déjà pris le sujet à bras-le-corps, au point de suspendre les recrutements ou de remplacer certains emplois… par des IA.
Alors l’intelligence artificielle sera -t-elle un levier de modernisation ou un risque de déshumanisation pour la Guadeloupe ?
Dans notre archipel guadeloupéen où le secteur tertiaire domine – administrations, santé, éducation, tourisme, banques ou professionnels libéraux de la relation client – l’IA se présente à la fois comme une opportunité et une menace. Les outils génératifs, chatbots et voicebots s’imposent déjà dans les métiers de la relation client, assurant des services sans relâche, sans fatigue, sans congés.
Une aubaine pour les entreprises en quête de rentabilité, mais une ombre inquiétante pour les salariés, notamment les jeunes, déjà confrontés à un chômage structurel élevé. À l’instar du téléphone portable qui a signé la disparition des cabines téléphoniques, l’IA risque, lentement mais sûrement, de rendre obsolètes bientôt le téléphone portable et certaines fonctions.
Cependant, l’IA n’est pas condamnée à se substituer à l’humain. Elle peut aussi l’augmenter. En libérant les salariés des tâches répétitives et sans réelle valeur ajoutée, elle leur permettrait de se concentrer sur des missions plus stratégiques, plus créatives, plus humaines. Le binôme homme-machine, s’il est bien pensé, pourrait devenir un modèle vertueux pour les entreprises guadeloupéennes souvent confrontées à des contraintes propres à l’insularité. Mais cela suppose un accompagnement fort de l’État , des formations adaptées, une volonté politique locale lucide et volontariste.
Au-delà des enjeux économiques, l’IA soulèvera des questions existentielles pour la société guadeloupéenne .
Les risques invisibles ne sont pas moins préoccupants. L’automatisation croissante de nos raisonnements peut fragiliser notre autonomie intellectuelle, d’autant plus dans une société où la fracture numérique est bien réelle. L’IA risque d’accentuer les inégalités entre les initiés et les exclus du numérique.
Et à cela s’ajoute un risque culturel et psychologique : l’effet Eliza, cette tendance à attribuer des qualités humaines aux machines, pourrait trouver un terreau fertile dans une société guadeloupéenne attachée aux liens humains. L’IA, pour certains, devient déjà un substitut affectif. Un compagnon docile, rassurant, mais profondément illusoire, et parfois dangereux.
La réponse à cette révolution ne peut être uniquement technique. Elle doit être éthique, sociale, éducative. Il ne s’agit ni de diaboliser l’IA, ni de l’embrasser aveuglément, mais de l’encadrer, de la réguler, de l’enseigner. La Guadeloupe doit saisir cette occasion pour investir dans les compétences numériques, former sa jeunesse, créer un écosystème d’innovation inclusif et solidaire. Car la véritable intelligence ne réside pas dans les algorithmes, mais dans notre capacité collective à les utiliser avec discernement.
Si la Guadeloupe réussit ce pari, alors l’IA ne sera pas un péril, mais un tremplin. Un levier pour moderniser son économie, renforcer ses entreprises, dynamiser son tissu social. À condition, toutefois, de ne jamais perdre de vue l’essentiel : la technologie doit rester au service de l’humain, et non l’inverse, car là réside le danger futur, et tout simplement parce que dans une économie structurée autour des services publics, du tourisme, des administrations publiques, de la santé, de l’éducation, des banques ou encore des activités de relation client, les impacts de l’IA risquent de se faire sentir avec une intensité particulière.
Il ne s’agit pas d’un futur lointain mais d’une mutation en cours, déjà à l’œuvre, souvent silencieuse mais profondément transformatrice.
Face à cette révolution, la réponse ne peut pas être simplement technologique. Elle doit être éthique, éducative, sociale. Il devient urgent de définir des limites, d’identifier les risques réels, de former les jeunes générations – et les moins jeunes – à un usage critique et responsable de l’IA. Il ne s’agit pas de rejeter cette technologie, mais de savoir la mettre à notre service. Bien utilisée, elle peut amplifier notre intelligence, nous libérer du temps avec une diminution des heures travaillées, décupler nos capacités.
Mais, pour cela, nous devons absolument préserver ce qui fait la singularité de l’humain : sa capacité à penser, à créer, à douter, à ressentir. L’IA ne doit pas devenir une béquille qui nous affaiblit, mais un levier qui nous élève. Notre défi collectif est de réussir cette cohabitation, en gardant à l’esprit que la plus grande des intelligences restera toujours celle qui sait faire un bon usage de toutes les autres.
*Economiste