Opinion. Pourquoi les Antillais en France et à l’étranger n’investissent-ils pas aux Antilles, alors comment expliquer cette absence de patriotisme ? 

PAR JEAN-MARIE NOL*

L’absence quasi totale d’investissement aux Antilles de la part de personnalités millionnaires originaires de Guadeloupe et de Martinique, installées durablement en France hexagonale ou à l’étranger, constitue aujourd’hui un angle mort du débat public, rarement abordé frontalement tant il met en tension les discours identitaires, la responsabilité individuelle des élites économiques et les failles structurelles du modèle de développement antillais.

Cette question dérange, car elle oblige à dépasser l’explication confortable d’un territoire prétendument « peu attractif » pour interroger un phénomène plus profond : celui d’un désengagement volontaire, rationnel et assumé, de celles et ceux qui disposent pourtant du capital financier, symbolique et relationnel susceptible de transformer durablement l’économie locale.

L’attractivité d’un territoire se mesure d’abord à sa capacité à capter des investissements durables, et notamment des investissements directs étrangers, entendus comme des prises de participation significatives dans le capital d’entreprises locales permettant d’influer sur leur gouvernance et leur stratégie. Investir n’est jamais un acte neutre : c’est un pari sur la stabilité institutionnelle, la lisibilité des règles, la qualité du capital humain et la profondeur des marchés.

À cet égard, investir en France hexagonale ou dans les grandes métropoles mondiales reste pour de nombreux Antillais exilés un choix de sécurité. Même éloignés géographiquement, ils évoluent dans un environnement juridique, culturel et économique qu’ils maîtrisent, où les règles sont connues, les réseaux accessibles et les perspectives de valorisation du capital plus lisibles.

À l’inverse, investir aux Antilles, pourtant terre natale et espace affectif, est perçu comme un saut dans l’incertitude, aggravé par la complexité administrative, l’instabilité sociale récurrente avec des grèves et émeutes à répétition, la faible profondeur du tissu économique et la difficulté à sécuriser des projets à long terme.

Pour autant, ces arguments, souvent avancés pour expliquer le recul global des investissements, ne suffisent pas à justifier l’absence totale d’initiatives structurantes de la part de figures antillaises millionnaires mondialement reconnues. Que des personnalités comme Thierry Henry, Lilian Thuram ou Teddy Riner n’aient jamais engagé de projets économiques et financiers d’envergure en Guadeloupe ou en Martinique interroge moins leur patriotisme que la réalité du cadre économique local.

Et puis, que penser de l’attitude et de l’absence criante en tant qu’investisseur aux Antilles du Martiniquais le plus riche du monde après Bernard Hayot. On parle de Thierry Doux, prodige de la finance. Il pèse 600 millions de dollars et son fond d’investissement gère plus de 20 milliards d’actifs. Leur réussite à toutes ces personnes s’est construite dans des écosystèmes fondés sur la performance, la prévisibilité et la mise en réseau internationale.

Or, les économies antillaises demeurent largement organisées autour de la consommation importée, de la rente publique et d’un marché étroit, peu propice à l’émergence de projets innovants capables d’absorber des capitaux importants sans risque excessif.

Face à ce constat, les élus et les politiques publiques ont privilégié ces dernières années une réponse centrée sur le retour au pays des expatriés, incarnée par les initiatives Alé Viré en Martinique et Alé Vini en Guadeloupe. Cette velléité de retour au pays semble à première vue salutaire, mais force est de souligner que dans l’absolu, tout cela devrait être inopérant en terme de croissance et de création de richesses.

Ces dispositifs, portés par une sincère volonté citoyenne et soutenus par les collectivités, visent à enrayer le dépeuplement et la fuite des compétences en accompagnant les jeunes diplômés dans leur retour. Les chiffres témoignent d’un certain succès opérationnel : aides au logement, primes d’installation, accompagnement administratif, insertion professionnelle. Mais derrière ces résultats se cache une confusion majeure entre deux problématiques distinctes : la lutte contre le déclin démographique et la reconstruction d’un tissu économique capable de créer de la valeur.

En cherchant à faire revenir des talents déjà partis, sans avoir préalablement transformé les conditions structurelles de l’économie locale, ces politiques inversent le raisonnement. Le véritable enjeu n’est pas seulement de faire revenir, mais de donner des raisons crédibles de rester. Or, tant que les jeunes formés en France hexagonale et à l’Université des Antilles continueront de percevoir leur avenir comme plus prometteur ailleurs, les dispositifs de retour resteront marginaux et coûteux, sans effet d’entraînement durable. Les profils qui rentrent aujourd’hui le font majoritairement pour occuper des postes salariés, rarement pour créer des entreprises innovantes, et encore moins pour structurer de nouvelles filières.

Cette réalité explique aussi le désintérêt des grandes fortunes antillaises expatriées. L’investissement productif ne suit pas l’émotion, la quête identitaire ou la nostalgie, mais la perspective d’un écosystème capable d’absorber l’innovation, de valoriser le capital et de s’inscrire dans les grandes mutations économiques mondiales.

Or, la Guadeloupe et la Martinique abordent un tournant historique marqué par l’irruption de l’intelligence artificielle, la robotisation, la transition énergétique, l’économie circulaire et la destruction créatrice qui en découle. Ces mutations vont bouleverser les modèles existants, fragiliser les secteurs traditionnels fondés sur la surconsommation et ouvrir des opportunités inédites pour ceux qui sauront s’y positionner.

C’est précisément dans cette phase de recomposition, et non avant, que le rôle des cadres et investisseurs antillais expatriés deviendra stratégique. Leur expérience internationale, leurs réseaux et leur capacité à penser l’économie à l’échelle globale seront indispensables pour accompagner la transformation du tissu productif local.

Mais, cela suppose un changement de paradigme : cesser de plaquer des dispositifs de retour déconnectés des réalités économiques futures, et construire une véritable politique d’attractivité fondée sur l’anticipation, la formation continue, le développement des compétences liées aux secteurs émergents et la mise en réseau internationale des talents.

L’absence volontaire d’investissement des millionnaires antillais n’est donc pas une trahison au sens moral du terme, mais le symptôme d’un décalage profond entre les discours politiques et la réalité économique. Tant que les Antilles n’offriront pas un cadre propice dans un nouveau modèle économique, à l’innovation, à la stabilité et à la projection à long terme, ni les capitaux locaux expatriés ni les talents les plus qualifiés ne s’engageront durablement.

La question n’est plus de savoir pourquoi ils ne reviennent pas, mais à quelles conditions ils pourraient, le moment venu, contribuer à protéger et reconstruire une économie antillaise en pleine mutation. En sus de mon présent développement sur l’investissement aux Antilles et dans le prolongement de ma réflexion précédente de la déconstruction de la chaîne mentale économique et monétaire du guadeloupéen et Martiniquais, je réitère ma demande que l’on installe dans toutes les communes de la Guadeloupe et de la Martinique un office de l’entrepreneuriat local, avec de surcroît à la clé un recensement de toutes les personnalités du monde artistique et économique de la diaspora natives de la commune. 

Par ailleurs, comme je l’ai déjà indiqué, il serait pertinent de créer cet observatoire recensant l’ensemble des jeunes qui poursuivent des études après le baccalauréat, non pas nécessairement dans l’objectif de leur garantir un retour, mais plutôt afin de suivre leur parcours, tant scolaire que professionnel. Cela permettrait, le cas échéant, et en fonction des besoins locaux non satisfaits, de leur proposer un retour adapté sur le territoire.

Dans cette même logique, je plaide pour une mise en place  également à l’échelle à l’échelon régional, voire à celui des EPCI disposant de la compétence en matière de développement économique. C’est à ce prix que l’investissement de l’entrepreneuriat antillais pourra enfin sortir de la marge et devenir un pilier central du développement économique et social du territoire.

Comme le rappelle le proverbe créole, « Dèpi ou brilé bwa, fo ou fè chabon » : lorsque le bois brûle, il faut savoir transformer la destruction en ressource. C’est à cette condition seulement que le capital antillais, où qu’il se trouve aujourd’hui, trouvera enfin des raisons rationnelles d’investir au pays.

*Economiste et juriste en droit public 

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