Opinion. Pourquoi les élus locaux de la Martinique seront bientôt sur des charbons ardents ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

La Martinique vit à nouveau des heures troublées, marquées par des violences urbaines, des blocages et des tensions qui semblent s’installer de nouveau peut-être durablement dans le paysage social et politique de l’île. L

e mouvement RPPRAC, initialement perçu comme une expression populaire de rejet de la vie chère et des inégalités persistantes, a franchi une nouvelle étape en plaçant désormais les élus locaux, et plus particulièrement ceux de la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), au centre de la cible de sa contestation.

Les récents affrontements, qui ont conduit à l’envoi en urgence de gendarmes mobiles par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, témoignent d’une escalade préoccupante. Le fait que des tirs aient visé les forces de l’ordre à Fort-de-France illustre une radicalisation croissante qui dépasse le simple cadre de revendications économiques et traduit une défiance profonde vis-à-vis des institutions.

Si les barrages dressés dans la nuit ont pu être levés par les forces de sécurité, leur réapparition constante traduit un climat de confrontation qui n’est plus uniquement dirigé contre l’État français, mais bel et bien de contestation larvée contre la représentation politique martiniquaise. Cette évolution confirme en partie l’analyse que j’avais formulé dès octobre 2024 ou j’écrivais dans un article dans France Antilles Martinique du 3 octobre 2024, que le combat contre la vie chère était voué à l’impasse et que le RPPRAC se transformerait inévitablement en parti politique.

Les faits m’ont entièrement donné raison. Le passage d’un mouvement contestataire à une force politique en gestation bouleverse en profondeur les équilibres, et oblige à repenser le rapport entre société civile, élus locaux et perspectives institutionnelles. La cible privilégiée des manifestants n’est plus l’État, souvent de plus en plus perçu comme distant et extérieur, mais bien les élus locaux, considérés comme comptables des décisions immédiates qui affectent le quotidien des Martiniquais.

Or, l’accroissement des compétences et l’augmentation de la charge de travail des conseillers territoriaux, des maires et des autres élus locaux ont très souvent été accompagnés par une baisse des budgets municipaux et de la CTM suite aux politiques d’austérité budgétaire de l’État français. Ainsi, les élus se sont vus obligés de gérer des dossiers complexes dans des secteurs vitaux tels que l’eau, les transports, la sécurité, la santé, les crèches et Ehpad, l’éducation, le logement, les services sociaux, etc. sans avoir pour autant la marge de manœuvre financière nécessaire.

En contact direct avec la population, les élus deviennent également très souvent victimes de la frustration et de la colère des citoyens envers la classe politique en général. Il faut noter  le fait nouveau que les élus se retrouvent pris entre plusieurs feux et sont de plus en plus souvent attaqués en justice car ils gèrent des dossiers trop complexes pour lesquels ils manquent parfois de formation juridique et administrative adéquate. A cela s’ajoute la prolifération des critiques et des menaces dont les élus locaux font l’objet au quotidien, notamment sur les réseaux sociaux.

Cette bascule est lourde de sens au moment où ces mêmes élus annoncent la tenue prochaine d’un congrès sur l’autonomie. Le paradoxe est frappant : ceux qui ambitionnent de prendre davantage de responsabilités institutionnelles et économiques sont précisément ceux que la rue accuse d’impuissance, voire de complicité dans le maintien des inégalités et de la perpétuation de la vie chère.

Leur mutisme face aux violences nourrit l’idée qu’ils redoutent une confrontation directe avec la colère populaire, mais cette stratégie du silence risque d’aggraver la défiance. Car, en cas d’autonomie accrue, ce seront bien eux qui seront en première ligne et tenus responsables des résultats, ou de l’absence de résultats, dans la gestion des compétences transférées.

Or, les difficultés actuelles dans des domaines aussi essentiels que la gestion de l’eau ou des transports démontrent déjà les limites de la gouvernance locale. Si les élus peinent à apporter des solutions crédibles dans leurs champs actuels de responsabilité, que se passera-t-il demain si l’autonomie accroît leurs prérogatives sans leur donner simultanément les moyens financiers et la légitimité nécessaires pour répondre aux attentes populaires ?

Le risque est alors celui d’une explosion sociale encore plus violente, où les mêmes causes – précarité, inégalités, coût de la vie – produiraient des effets amplifiés par un sentiment d’abandon des élus et d’injustice locale.

La situation martiniquaise met en lumière un danger politique majeur : celui de voir se développer une crise de représentation, avec le retrait progressif de l’État, où les institutions locales ne seraient plus perçues comme des relais de la volonté populaire, mais comme des cibles à abattre.

Le RPPRAC, en capitalisant sur cette colère, s’affirme déjà comme un acteur politique potentiel, capable de fédérer une partie de la jeunesse et des classes populaires en perte de repères.

La question n’est donc plus seulement celle du maintien de l’ordre, mais celle d’un choix de société : soit les élus parviennent à rétablir un lien de confiance avec la population en démontrant leur efficacité et leur transparence, soit le risque de dérapage, de perte de contrôle politique et surtout de chaos économique deviendra une réalité tangible.

En Martinique, le retour à la case départ tant redouté semble déjà s’esquisser, et la paix sociale et l’avenir institutionnel pourrait bien se jouer dans la capacité ou non des responsables locaux à assumer pleinement le poids de leurs ambitions.

*Economiste et juriste en droit public 

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