Opinion. Que coûtent vraiment les Antilles à la France et l’Europe ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

Le débat sur ce que « coûtent » réellement les Antilles à la France et à l’Europe revient régulièrement sur la scène publique, alimenté tantôt par les tensions autonomistes, tantôt par la dégradation des finances publiques, tantôt encore par l’incertitude entourant les futurs financements européens.

Pourtant, ce débat souffre plus que jamais d’amalgames, de raccourcis idéologiques et d’une vision purement comptable incapable de saisir la complexité du lien entre la Guadeloupe, la Martinique, l’État et l’Union européenne. Ce prisme réducteur, devenu réflexe, produit davantage de confusion que de compréhension. Il masque le fonctionnement d’un système de solidarité qui s’essouffle, il méconnaît la valeur géostratégique des territoires ultramarins, et il sous-estime la dépendance cruciale aux fonds européens dans un moment où ceux-ci sont eux-mêmes remis en question.

Dans un contexte où la France traverse une crise budgétaire majeure, où l’Europe revoit drastiquement ses priorités et où le monde bascule vers un nouveau centre de gravité asiatique, la question du coût du lien financier entre l’Hexagone et les Antilles prend une signification inédite.

La première source de confusion, entretenue dans les débats publics, réside dans l’idée que la France tirerait un profit automatique des importations des Antilles. Chaque voiture, appareil électroménager ou marchandise venue de métropole serait supposément une manne fiscale drainée vers Paris. Cette représentation, séduisante par sa simplicité mais factuellement fausse, ignore le fonctionnement réel de la fiscalité locale. L’immense majorité des marchandises importées en Guadeloupe et en Martinique sont taxées par l’octroi de mer et l’octroi de mer régional, des impôts collectés intégralement par les collectivités ultramarines.

Acheter une voiture, un ordinateur, des panneaux solaires, des smartphones, des téléviseurs, en France ne constitue en rien un enrichissement de l’Hexagone, mais bel et bien une ressource budgétaire dont bénéficient les communes et les régions antillaises. Plus encore, un élément essentiel est largement occulté : la plupart des produits consommés quotidiennement aux Antilles , hors produits alimentaires, ne proviennent pas de France mais d’Asie.

Smartphones, équipements électroniques, textiles, jouets, mobiliers ou marchandises diverses arrivent massivement de Chine, du Vietnam, de Corée ou d’Indonésie. Le commerce extérieur des Antilles ne repose donc pas sur une prétendue dépendance commerciale qui enrichirait la métropole, mais sur des flux internationaux où la France n’est qu’un acteur secondaire.

Cette confusion persistante illustre un déficit chronique d’information et une méconnaissance profonde des réalités économiques locales.

Lorsqu’on s’appuie sur les chiffres, la relation financière entre les Antilles et la France apparaît certes déséquilibrée, mais selon une logique bien éloignée des procès habituels. En 2024, les Outre-mer ont rapporté à l’État environ 3,6 milliards d’euros, dont près de 2 milliards provenant des seules Antilles-Guyane, tandis que les dépenses publiques pour l’ensemble de l’outre-mer s’élèvent à 28,7 milliards, dont environ 5,2 milliards pour la Guadeloupe et la Martinique.

Le différentiel semble important, mais il n’a rien d’anormal : il reflète les missions régaliennes assumées par la République dans chacun de ses départements, qu’il s’agisse de sécurité, d’éducation ou de santé. Les 850 millions d’euros consacrés à l’enseignement scolaire en Guadeloupe et Martinique ne sont ni un privilège ni une faveur : ils représentent l’application basique d’un principe constitutionnel.

Jamais on ne questionne la « rentabilité » des départements ruraux métropolitains, pourtant eux aussi structurellement déficitaires. La citoyenneté n’est pas une opération comptable, et un service public ne se mesure pas à son retour sur investissement.

La spécificité du modèle antillais repose davantage sur les dispositifs créés pour compenser les handicaps structurels des territoires ultramarins : sur-rémunération des fonctionnaires, exonérations de charges, TVA réduite, défiscalisation, dispositifs d’allègement du coût du travail. Près de 4 milliards d’euros par an sont consacrés à ces mécanismes, dont 2,8 milliards pour les sursalaires. Ces mesures, critiquées à intervalles réguliers, n’en demeurent pas moins vitales.

Sans elles, nombre d’entreprises locales seraient incapables de survivre face aux coûts de production élevés, aux transports longs et coûteux, à l’absence de marché industriel et à la dépendance extrême aux importations. Ce modèle, essentiel mais fragile, est aujourd’hui confronté à une mutation brutale du contexte national : dette française record, croissance faible, contraintes budgétaires sévères et marges de manœuvre quasi nulles.

L’État n’a plus la capacité de maintenir éternellement le même niveau d’engagement financier, et l’hypothèse d’une contraction progressive des transferts n’est plus théorique.

Cette fragilité est accentuée par la recomposition en cours du cadre financier européen pour 2028-2034. Les régions ultrapériphériques craignent une remise en cause de l’article 349 du Traité, qui justifie leur traitement spécifique. La Commission européenne propose une recentralisation des financements et une diminution des enveloppes dédiées à la cohésion, à la pêche, à l’innovation ou à l’agriculture, ce qui constitue une menace directe pour les Antilles.

La Martinique, par exemple, a mobilisé plus de 700 millions d’euros de fonds européens entre 2021 et 2027 ; une baisse de ces montants ou une renationalisation des crédits réduirait drastiquement la capacité des régions à orienter leur développement. Le risque est double : perdre de l’autonomie dans la gestion des fonds et voir ces financements européens servir non plus à investir, mais à compenser la baisse des dotations nationales. Une telle dynamique affaiblirait les politiques publiques, freinerait les stratégies économiques, et couperait les territoires de l’un de leurs rares leviers d’investissement.

À la croisée de ces tensions, les Antilles françaises se retrouvent face à une question centrale : non pas combien elles coûtent, mais comment elles pourront continuer à se développer dans un contexte où ni la France ni l’Europe ne seront capables de maintenir éternellement le niveau actuel de soutien financier. Le vrai enjeu est celui de la transformation structurelle : diversification, montée en compétences, développement endogène, autonomie productive minimale. La dépendance historique ne peut plus être prolongée par inertie. L’État ne renoncera jamais à la Guadeloupe ou à la Martinique pour des raisons de souveraineté maritime et géopolitique, mais il ne pourra plus financer ces territoires comme hier.

Cette mutation nécessaire prend une dimension encore plus inquiétante à la lumière des alertes récentes du gouvernement français sur le risque d’une crise budgétaire et financière majeure. Selon la ministre du budget, la situation actuelle pourrait conduire la France à une impasse sérieuse. L’Institut Montaigne estime que les sacrifices requis pour rétablir les comptes publics dépasseront largement les efforts actuels et pourraient toucher des postes jugés incompressibles : intérêts de la dette, contribution européenne, budget militaire.

Dans ce scénario, les dépenses augmenteront plus vite que les recettes, creusant un déficit déjà préoccupant. La ministre Amélie de Montchalin évoque même la possibilité, en dernier recours, d’une loi de finances spéciale, signe que le pays entre dans une zone de turbulences politiques et financières inédites.

Si une telle crise venait à se matérialiser, la Guadeloupe serait frappée de plein fouet. Le territoire, dont l’économie repose sur les transferts publics, serait exposé à un choc systémique : raréfaction du crédit, effondrement de la consommation, hausse du chômage, fermetures d’entreprises, chute de la valeur immobilière et tensions sociales accrues. Le tissu productif, composé majoritairement de petites entreprises fragiles, ne pourrait absorber une contraction brutale de l’activité. L’investissement public, moteur principal de l’économie, serait immédiatement gelé.

Les ménages, déjà lourdement endettés, seraient incapables de supporter une hausse du coût de l’argent. La déflation, si elle s’installait, détruirait les marges des entreprises et entraînerait des faillites en chaîne. Le territoire, dépourvu de leviers monétaires ou budgétaires propres, se retrouverait pris au piège d’une crise dont il ne maîtrise aucun des paramètres.

La crise financière hypothétique serait ainsi le révélateur brutal d’un modèle économique qui n’a pas su se diversifier et dont les vulnérabilités, longtemps ignorées, éclateraient au grand jour. Elle mettrait en évidence le coût du retard accumulé dans les transformations structurelles et l’urgence de repenser les bases du développement local.

Elle soulignerait surtout la nécessité absolue d’anticiper un monde où la solidarité nationale et européenne ne pourra plus se déployer avec la générosité d’hier. Vivre comme si de rien n’était, dans l’insouciance d’un système de financement considéré comme acquis, serait une erreur historique.

À l’heure où les signaux d’alerte se multiplient, une question s’impose désormais avec force : peut-on vraiment continuer à vivre comme si la menace d’une crise financière et économique majeure en France n’existait pas ? Les Antilles françaises devront trouver leur place dans une France contrainte de « faire plus avec moins » et dans une Europe en recomposition. Cette transition inévitable exigera lucidité, courage politique et vision stratégique. 

« Lajan sé létè » rappelle un proverbe créole : l’argent s’évapore. Dans un monde où les ressources publiques se raréfient, l’avenir des territoires dépendra de leur capacité à bâtir enfin un modèle économique résilient.

*Economiste et juriste en droit public 

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