Opinion. Une demande illusoire de responsabilité locale avec un congrès en trompe-l’œil ?

PAR JEAN-MARIE NOL*

En ces temps de grande incertitude, la Guadeloupe s’engage dans un débat institutionnel d’une rare intensité, entre espoir d’émancipation identitaire voire politique et angoisse d’un futur affaiblissement économique et social . 

À l’issue du Congrès des élus du 17 juin 2025, une question hante plus que jamais l’archipel : où allons-nous ? Derrière l’apparente rationalité des discussions sur la fusion du département et de la région, corrélé à un changement statutaire avec une bascule sur l’article 74 c’est une profonde crise existentielle qui s’exprime, nourrie par les convulsions de la société française et les secousses d’un monde en pleine recomposition.

Et dans cette zone de turbulences, le projet de plus de responsabilités locales, présenté comme une promesse d’avenir, pourrait bien se révéler être une dangereuse illusion. Au cœur des débats sur l’avenir institutionnel de la Guadeloupe, la question financière se révèle centrale et constitue d’ores et déjà un point de tension majeur entre l’État français et les élus locaux de la Guadeloupe. Et force est de constater que la problématique économique et financière a été en partie éludée lors des réunions de la commission ad’hoc.

En effet, la revendication d’un passage à l’article 74 de la Constitution, synonyme d’autonomie renforcée, s’est accompagnée d’une demande de compensation budgétaire par l’État estimée à 1,2 milliard d’euros. Cette somme, censée permettre à la Guadeloupe de bâtir une transition viable vers un nouveau modèle de gouvernance avec de nouvelles compétences, soulève de sérieux doutes quant à sa faisabilité.

Dans un contexte national marqué par une dette publique dépassant les 3 100 milliards d’euros, des déficits chroniques, et une politique budgétaire contrainte par les engagements européens, l’État français ne dispose ni de la capacité financière ni de la volonté politique manifeste de dégager de telles ressources supplémentaires. L’effort budgétaire demandé équivaudrait à une augmentation substantielle des dotations, très au-dessus de ce que reçoivent aujourd’hui les autres territoires d’Outre-mer. Ce déséquilibre ne manquerait pas de soulever des réticences sur le plan national, en particulier au regard des impératifs d’équité républicaine entre les territoires.

Par ailleurs, cette demande de compensation s’inscrit dans un climat de crise des finances publiques où les marges de manœuvre sont limitées par les priorités nationales – réindustrialisation, transition écologique, sécurité, justice sociale , défense – qui mobilisent déjà l’essentiel des ressources disponibles. D’ailleurs alors que le gouvernement avertissait récemment d’une possible tutelle de la France par le Fonds monétaire international (FMI), l’institution basée à Washington estime que la question d’une tutelle financière de la France «pourrait se poser». Ainsi, il apparaît donc peu réaliste d’imaginer une réponse favorable de l’État à une telle exigence financière des élus guadeloupéens, sans mise en concurrence avec d’autres priorités ou sans contreparties majeures, notamment en matière de gouvernance, de responsabilité fiscale ou de réformes structurelles.

Cette tension met en lumière le paradoxe fondamental de la revendication de responsabilité locale guadeloupéenne : chercher plus de liberté institutionnelle tout en conservant une forte dépendance financière à l’égard des transferts de l’État. Elle soulève en creux la nécessité pour la Guadeloupe de changer d’abord le modèle économique actuel et penser un modèle de production endogène et soutenable, fondé sur la diversification, l’innovation et une gouvernance rénovée, si elle souhaite réellement se projeter dans un avenir plus autonome.

Car ce qui est en jeu, ce n’est pas uniquement un changement de statut ou une évolution constitutionnelle. C’est la pérennité d’un modèle social hérité de la départementalisation, construit pierre après pierre par une classe moyenne qui, depuis les années 1960, a bâti sa stabilité autour des garanties de transferts publics de l’État républicain.

C’est cette architecture de solidarité – retraites, santé, éducation, prestations sociales , subventions aux entreprises – qui permet encore à des centaines de milliers de Guadeloupéens de maintenir un niveau de vie décent. Fragiliser ce socle au nom d’une autonomie à visée idéologique mal préparée reviendrait à couper la branche sur laquelle repose tout un pan de notre société.

La vérité, brutale mais nécessaire, c’est que la France elle-même est en train de perdre pied. Avec une dette publique dépassant les 3 300 milliards d’euros – soit 113 % du PIB en 2024, et des déficits publics structurels abyssaux (5,8 % en 2024 et 2025), l’État-providence français ressemble de plus en plus à un Titanic lancé à pleine vitesse vers un iceberg budgétaire.

Comme le souligne l’économiste Nicolas Baverez, nous assistons à l’effondrement silencieux d’un modèle, au cœur d’un désintérêt croissant pour le travail, d’une chute de la productivité et d’une démographie en berne. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1990, 60 % des Français considéraient le travail comme « très important » ; en 2022, ils ne sont plus que 21 %. Même les cadres désertent ce système de valeurs, pendant que les loisirs gagnent du terrain. Cette mutation culturelle et économique, aggravée par la révolution technologique, annonce une contraction massive de la richesse produite – et donc, mécaniquement, des moyens redistribués.

C’est dans ce contexte budgétaire dramatique que certains élus guadeloupéens, peut-être animés par une volonté sincère de changement, veulent engager une transformation institutionnelle. Mais, pour l’heure, ce projet s’apparente davantage à une fuite en avant idéologique qu’à une vision maîtrisée du développement de la Guadeloupe . À quoi servirait un statut plus autonome dans un contexte où les ressources financières manquent, où la fiscalité locale stagne, où la base productive locale est atrophiée, où la croissance économique n’est plus au rendez-vous ?

L’exemple de la Martinique, déjà en difficulté budgétaire sévère depuis la création de sa collectivité unique en 2015, devrait alerter. Privée de dotation d’amorçage par l’État, asphyxiée par les allocations sociales que l’État ne rembourse plus « à l’euro près » comme promis, la CTM se retrouve aujourd’hui dans une impasse : soit réduire les services publics essentiels, soit entrer dans une spirale d’endettement.

En 2023, ces seules allocations de solidarité ont pesé pour un tiers du budget de fonctionnement, et l’État reste sourd aux demandes de compensation financières de la CTM qui réclame 1,5 milliards d’euros. Compte tenu de ce goulot d’étranglement financier, le président de la collectivité territoriale de Martinique a fini par assigner l’État en justice. Que dire alors d’une future collectivité guadeloupéenne, encore plus éloignée du centre décisionnel et sans garantie de solidarité financière nationale ?

La perspective d’une autonomie financièrement non soutenable ne menace pas seulement les équilibres comptables. Elle risque d’entraîner un déclassement brutal de la classe moyenne, un effondrement de la consommation locale, une montée du chômage, une spirale de pauvreté dont les conséquences humaines seraient incalculables.

Dans une France contrainte à l’austérité par ses créanciers, il est illusoire de penser que l’outre-mer pourra continuer à bénéficier des transferts massifs qui le maintiennent à flot. Le lien institutionnel de l’article 73 est aujourd’hui le dernier rempart contre le désengagement financier de l’État français. Le faire sauter, c’est ouvrir la voie à une désolidarisation assumée.

Et force est de souligner que c’est un sacré risque sachant surtout que la Guadeloupe est à la merci de phénomènes climatiques et sismiques pouvant détruire quasi intégralement voire instantanément toute l’économie et les infrastructures en une journée. Bref, il semble que bien que beaucoup n’en ont cure, étant prisonnier du court-termisme.

Et pourtant aussi, ce projet institutionnel arrive aussi à un moment où le monde technologique accélère plus vite que notre capacité à nous y adapter. L’intelligence artificielle bouleverse déjà l’emploi, surtout dans les économies tertiarisées comme celles des Antilles, où les métiers administratifs féminisés sont particulièrement menacés. Ce sont des milliers d’emplois dans les services publics, dans les collectivités, dans les métiers de gestion ou de secrétariat, qui risquent de disparaître.

Derrière chaque suppression, il y a une famille en équilibre, une trajectoire de vie, une jeunesse déjà en proie au doute. L’exemple de l’entreprise indienne Dukaan, qui a supprimé 90 % de son service client grâce à une IA, montre la brutalité de la transition. Sans plan de reconversion massif, sans anticipation, sans réforme ambitieuse de l’éducation et de la formation, les territoires ultramarins deviendront les premières victimes de cette mutation.

Et ce n’est pas tout. La Guadeloupe et la Martinique sont également en première ligne face au changement climatique. Cyclones, sécheresses, montée des eaux, recul du trait de côte : les menaces sont réelles, documentées, et s’aggravent à chaque décennie. Un scénario pessimiste prévoit jusqu’à 1 mètre d’élévation du niveau de la mer d’ici 2100.

Des pans entiers de territoires habités sont menacés. L’agriculture souffre déjà du manque d’eau. Les récifs coralliens, boucliers naturels, sont en train de disparaître. À ces défis, s’ajoute celui du vieillissement de la population, avec les surcoûts à venir sur la santé, les retraites, la dépendance. Qui financera ces dépenses si l’État se retire ? Quelle économie locale pourra les supporter seule ?

La question n’est donc plus : faut-il plus de pouvoirs aux collectivités ? Mais bien : avons-nous les moyens économiques, sociaux, technologiques, écologiques de porter cette autonomie sans effondrement ? Une autonomie sans économie productive, sans tissu industriel, sans stabilité démographique, n’est pas une avancée politique. C’est une mise en danger. Et dans ce contexte, prétendre qu’un changement de statut pourrait être la solution relève au mieux d’une erreur de diagnostic, au pire d’un aveuglement stratégique.

Le moment exige de la lucidité. Non, l’autonomie n’est pas pour l’heure à la vérité de la réflexion d’ordre prospective aujourd’hui le bon cap, si elle ne s’accompagne pas d’un plan massif de développement économique, d’un pacte clair sur les transferts financiers, d’une stratégie anticipée face à la révolution numérique, au vieillissement et au dérèglement climatique. Ce n’est pas de plus de pouvoirs dont la Guadeloupe a besoin. C’est de plus de moyens financiers, de plus de formations, de plus de vision à long terme. C’est d’un projet collectif, ancré dans le réel et non dans le romantisme de type idéologique institutionnel.

Refonder le modèle de société guadeloupéen dans un monde incertain ne peut se faire sur des bases fragiles. Il faut reconstruire un système à bout de souffle , oui, mais dans un cadre stable, solidaire, et capable de résister aux tempêtes économiques et climatiques à venir. Le mirage de plus d’autonomie pour booster le développement ne doit pas masquer les urgences sociales ni servir d’alibi à un désengagement de l’État. Il est temps d’abandonner les politiques de l’esbroufe et d’entrer dans l’ère du courage. Celui de dire la vérité. Celui de choisir la résilience plutôt que l’aventure irréfléchie. Celui de préparer un avenir, pas seulement pour les institutions, mais pour les Guadeloupéens eux-mêmes dans un monde de plus en plus incertain sur les rapports de force.

« Pawòl an bouch pa chaj » 

Traduction littérale : La parole ne possède pas de poids

Moralité : Une parole ne possède aucune valeur véridique de succès pour l’avenir…

*Economiste 

Note de la rédaction : la commission ad hoc a confié à un cabinet spécialisé le soin d’évaluer les recettes fiscales attendues de la nouvelle collectivité si un transfert des compétences fiscales était établi.

Le rapport du cabinet :

Facebook
Twitter
LinkedIn
WhatsApp
Email

Actualité

Politique

Economie

CULTURE

LES BONS PLANS​