Haïti. Musique : Coupé Cloué, la légende centenaire (1925-2025)

Jean Gesner Henry, alias Coupé Cloué, aurait eu exactement 100 ans le 10 mai 2025. Artiste complet, il a marqué l’histoire musicale d’Haïti avec une trentaine d’albums et conquis le public africain grâce à un style inimitable.

Né le 10 mai 1925 dans une famille modeste à Fondwa, localité proche de Léogâne, Jean Gesner Henry entre à l’âge de neuf ans à la capitale, pour s’installer au Portail Saint-Joseph puis au Bel-Air. Il fréquente d’abord l’école Chez Laroche, rue du Centre, puis passe quelques années au Lycée Pétion, avant d’intégrer le Centre des arts et métiers, où il apprend l’ébénisterie tout en se mettant à la musique, découvrant d’abord la trompette et s’initiant à la guitare qui deviendra son instrument de prédilection.

Passionné de football, il évolue d’abord au sein d’un petit club avant de rejoindre le Hatuey Bacardi. En 1951, il est l’un des membres fondateurs de l’Aigle Noir AC, lorsqu’un groupe de joueurs issus du Bacardi, sous la houlette de Marc Élie, s’associèrent pour donner naissance à ce nouveau club de football.

C’est sur les terrains de football que naît son surnom légendaire. Son style de jeu unique, caractérisé par sa capacité à « couper » la vitesse d’un ballon en pleine course et à le « clouer » d’un coup de pied magistral, impressionne supporters et adversaires. Ses coéquipiers commencent alors à l’appeler « Coupé Cloué » – un sobriquet qui le suivra toute sa vie et marquera l’histoire de la musique haïtienne.

Parallèlement au football, Jean Gesner Henry développe sa passion pour la guitare. En 1951, il se lance dans les sérénades, comme le voulait la mode de l’époque. Après une mésaventure avec la mère de sa petite amie, il abandonne cette pratique mais continue à perfectionner son jeu de guitare.

Puis, Jean Gesner Henry décide de se consacrer entièrement à la musique. En septembre 1957, il transforme le petit groupe « Trio Crystal » avec Georges Célestin, René Delva et André Cérant, en « Trio Sélect ».Leur première apparition publique a lieu au prestigieux Théâtre de Verdure, en première partie du Jazz des jeunes. Dans sa dernière interview, accordée au journaliste Fritz Gérald Calixte en 1994, Jean Gesner Henry évoque cette première prestation marquante : « C’était en 1957, nous étions en lever de rideau pour le Jazz des jeunes. Le public a fait notre connaissance grâce à Radio Caraïbes, qui était l’unique canal de diffusion de la musique à cette époque. »

Le succès et la naissance d’un style unique

Le début des années 1960 marque une période d’expansion pour le Trio Select, qui commence à se produire régulièrement au Cric Crac Ciné, au Club Bamboche et au Jardin de la Citadelle. La formation musicale se forge progressivement un public fidèle.

À la fin des années 1960, l’arrivée du chanteur Luc Raphael Benito donne une nouvelle dimension au groupe. Des chansons comme « Juge », « Plen Kay », « Chada » ou « Socis » commencent à inonder les ondes radiophoniques. La voix distinctive de Coupé Cloué devient l’une des plus reconnaissables du paysage musical haïtien, malgré l’émergence du mouvement mini-jazz.

En 1971, le Trio enregistre « Plein Caille », un premier album sorti sous le label Marc Record, qui permet au groupe de se procurer une guitare électrique.

L’année 1973 marque un tournant décisif. Au club L’Anolis Vert de Thomassin, le Trio Sélect devient Ensemble Sélect, une décision stratégique qui s’avère judicieuse. L’arrivée de musiciens talentueux comme Prosper Saint Louis à la basse, Jean René Pétion au bongo et Colbert Désir aux congas contribue grandement à l’essor du groupe.

En mars 1974, de retour d’une tournée américaine, l’Ensemble Sélect s’enrichit de nouveaux talents: le chanteur Edner Salomon dit « Ti Blanc », les guitaristes Rigal Jean Baptiste et Moïse Jean, le congaman Serge Bernard « Ti Aigle » et le batteur Ernst Louis « Ti Nès ». Cette nouvelle formation revisite des chansons comme « Saint Antoine », « Yeye » et « Chanm Gason » en y intégrant des éléments humoristiques.

C’est à cette époque que se cristallise le style unique de Coupé Cloué, caractérisé par ses plaisanteries et un rythme inédit basé sur le jeu des bongos et des congas. Rolls Lainé, neveu de Jean Gesner Henry, définit le son distinctif du konpa manba comme la combinaison du bongo de Jean René Pétion, du kata de l’Hayat d’Ernst Louis, de la basse de Daniel Dalcé et du tambour de Serge Bernard. À cette base rythmique s’ajoute ce qu’il appelle « la sauce à la saveur soukous » de Bellerive Dorcelian à la première guitare et de Rigal Jean Baptiste à la deuxième.

Consécration africaine

Fin 1976, l’arrivée d’Assad Francoeur, l’un des meilleurs chanteurs et compositeurs du groupe Super 9, propulse l’Ensemble Select vers de nouveaux sommets. Sa contribution (44 chansons au total) diversifie le répertoire du groupe avec des ballades comme « Marie Jocelyne », contrastant avec le style plus provocateur de Coupé Cloué.

« Après la sortie des albums « M ap di » en 1975, « Marie Claire » en 1976, et le succès des chansons comme « Miyan Miyan », « Marie Jocelyne » composées par Assad Francœur et « Yeye » par Jean Gesner Henry, le groupe a véritablement connu son envol », rapporte Pierre Phaill Goudou dans un article du Nouvelliste.

À la fin des années 1970, la renommée de l’Ensemble Sélect franchit les frontières haïtiennes. Le groupe se produit dans plusieurs villes d’Amérique du Nord, dans de nombreux pays des Caraïbes et en France. En 1978, à la suite d’une tournée triomphale dans plusieurs pays d’Afrique, Coupé Cloué gagne le surnom de « The Preacher » (Le Prêcheur). Il affectionne d’ailleurs porter lors de ses spectacles les boubous, ces amples tuniques traditionnelles africaines, signe de son attachement profond à ce continent.

En décembre 1979, il entreprend une nouvelle tournée africaine, marquant la consolidation d’une relation privilégiée avec le continent. C’est particulièrement en Côte d’Ivoire que Coupé Cloué reçoit un accueil triomphal, au point d’être couronné « roi » – un titre qu’il conservera toute sa vie.

Son succès en Afrique s’explique en grande partie par sa capacité à marier habilement la musique haïtienne avec le soukous africain, créant ainsi une sonorité particulièrement attrayante pour le public africain.« Si Tabou Combo est le groupe musical haïtien le plus international, Coupé Cloué est le musicien haïtien le plus populaire sur tout le continent africain, 26 ans après sa mort, » affirme Goudou.

Sa ressemblance physique avec le saxophoniste camerounais Manu Dibango renforce cette connexion avec l’Afrique. Jean Gesner Henry caressait d’ailleurs le rêve de rencontrer et de collaborer avec son « sosie », un souhait également exprimé par Dibango, mais que le destin n’a pas permis de réaliser.

Un style inimitable face aux mutations musicales

Dans les années 1970-1980, alors que de nombreux groupes haïtiens s’inspirent des sonorités franco-caribéennes en intégrant des sections de cuivres, Coupé Cloué maintient obstinément son style unique. Cette résistance aux influences extérieures devient sa marque de fabrique et contribue à son succès durable.

« L’Ensemble Sélect du roi Coupé Cloué a résisté à l’une des plus fortes influences subies par tous les groupes compas (mini-jazz) au milieu des années 1970 », souligne Goudou. Ce positionnement musical distinctif porte ses fruits: dans les années 1980, Coupé Cloué devient le « champion du défilé du Carnaval d’Haïti » avec la chanson « Roi Coupé ». À la fin de cette décennie, son répertoire est si riche en succès qu’il devient impossible pour les radios de satisfaire toutes les demandes des auditeurs.

Guitariste, compositeur, chanteur et vocaliste, Jean Gesner Henry était un artiste complet dont les costumes de scène, les pas de danse et les « prêches » – ces discours improvisés entre les chansons – faisaient partie intégrante du spectacle. Lors de ses prestations télévisées comme au Top Jeunesse en 1985, il n’hésitait pas à se mettre en scène avec humour, se coiffant en public alors qu’il était chauve.

Souvent critiqué par certains secteurs pour sa façon jugée libertine de traiter les questions de sexualité et les relations entre hommes et femmes, il était en revanche adulé par d’autres pour son sens de l’humour et son imagination fertile dans la présentation d’histoires sentimentales ou de faits considérés comme tabous. Loin de se considérer comme un misogyne, Coupé Cloué défendait sa démarche artistique : « Je ne suis pas misogyne, j’aime bien les femmes. Très souvent ce sont les femmes elles-mêmes qui viennent me trouver et me raconter des histoires et des faits. Elles me demandent de les traduire en musique. Je ne milite pas contre les femmes », avait-il confié longtemps avant sa retraite.

Vantz Brutus, qui a consacré son mémoire de licence en communication sociale à l’image de la femme dans les chansons de Coupé Cloué, souligne que « la dérision et l’ironie sont très perceptibles dans les interprétations de Coupé Cloué sur la femme ». Dans une interview accordée au Nouvelliste en 2008, il rapporte les propos d’Ernst Louis, frère de Gesner Henry et batteur du groupe : « C’est le business qui voulait ça. Les chansons consacrées à la femme sont celles qui rapportaient le plus.»

Au début des années 1990, malgré l’émergence des groupes « digital », Coupé Cloué conserve son originalité et reste l’un des artistes les plus actifs de la scène musicale haïtienne. Cependant, le décès de plusieurs musiciens et le départ d’autres vers l’étranger affectent progressivement la dynamique du groupe.

En 1993, l’Ensemble Select sort l’album « Sa ki pou ou » sous le label Melodie Makers, incluant la chanson « Donki », arrangée par Dadou Pasquet et Laurent Cicéron. C’est à cette occasion qu’est réalisée la seule vidéo officielle de Coupé Cloué, où l’on peut déjà percevoir les signes du vieillissement et de la maladie.

Les années suivantes, gravement affaibli par le diabète qui le rongeait depuis plus de trois ans, Jean Gesner Henry réduit considérablement ses apparitions publiques. En 1997, il est honoré à la Brooklyn Academy of Music de New York, où le producteur d’Haïti Focus lui décerne le « Lifetime Achievement Award ». La même année, une cérémonie télévisée en Haïti célèbre sa contribution exceptionnelle à la musique nationale.

Un héritage difficile

Jean Gesner Henry fait sa dernière apparition publique significative au Club International le 29 décembre 1997, où il fait officiellement ses adieux à ses fans après 40 années de carrière musicale. Lors de cette soirée émouvante, marquée par l’absence remarquée de nombreux artistes, « le roi Coupé » apparaît visiblement affaibli.

Il ne parvient qu’à prononcer quelques bribes de phrases, pour la plupart incohérentes, devant une assistance dont certains proches ne peuvent retenir leurs larmes. Un mois plus tard, le 29 janvier 1998, le « roi Coupé Cloué » s’éteint à l’âge de 73 ans, laissant derrière lui une trentaine d’albums et un style musical unique.

Remarié, père de sept enfants, Jean Gesner Henry menait une vie modeste à Delmas 7, loin du faste que son statut d’icône musicale aurait pu lui offrir.

Depuis sa disparition, plusieurs tentatives ont été faites pour maintenir vivant l’héritage musical de Coupé Cloué, mais aucune n’a véritablement réussi à reproduire la magie originelle. Carlo François, dit Carlito Coupé, a tenté l’aventure avec deux albums, dont le premier réunissait sept musiciens de l’Ensemble Sélect, mais cette initiative n’a pas perduré malgré le succès de la chanson « Boujon Bourjolly ».

D’autres formations comme Sweet Sélect, Sweet Coupé, Coupé Plus, Logic Mamba et Logic Select ont également essayé de perpétuer le konpa manba, sans parvenir à s’imposer durablement. Même les efforts de Jean Gesner Henry Junior (Coupé Cloué Jr) pour assurer la relève paternelle ont été brutalement interrompus par son assassinat le 26 mai 2015 à Delmas 9.

« La stratégie de différenciation de l’Ensemble Select du roi Coupé Cloué a été si bien définie et si bien travaillée que 26 ans après sa mort, personne n’a réussi même pas à l’imiter », constate Goudou. « Il semble que seul Jean Gesner Henry en avait le secret. Son œuvre est pure génie. Produit aussi d’un génie. »

Bien que souvent réduit à ses chansons sur les femmes, le répertoire musical de Coupé Cloué était en réalité beaucoup plus varié. Comme le souligne Vantz Brutus dans son interview : « Le répertoire musical de Coupé Cloué est très varié, bien qu’il soit incontestable d’affirmer que la thématique femme occupe une place prépondérante. Mais outre la femme, l’Ensemble Sélect Coupé Cloué a traité de spiritualité (« Ogou Feray », « L’Évangile », « Imploration », « Papa Loco », « Gangan ti manga »). Il aborde des sujets sociaux dans « SHADA » ou « Café », prêchant l’harmonie sociale dans « Antann pou n antann nou », « kolabore » ; mais aussi traduit le quotidien difficile des gens d’origine modeste ou la misère en Haïti : « Lavi vye nèg », « Message », « Espoir », « Noël sans lune ». »

Ce chercheur note également que « le répertoire comporte aussi des titres traduisant la joie de vivre en Haïti (« Deux jours à vivre », « Miyan-Miyan », « Somos feliz »). Le groupe rend hommage à l’amitié (« Bon zanmi »), revendique l’identité culturelle (« Sa ki pou ou », « Couci Couça »), s’en prend aux hommes radins dans « Gason kolon » et enfin plusieurs titres sont consacrés à l’autoglorification (« Vie Dimension », « 34e anniversaire », « Souvenir d’enfance », « Roi Coupé »).»

Selon Brutus, « Gesner Henri est à plusieurs niveaux génial ; que ce soit en tant que parolier, compositeur ou interprète, mais aussi en tant que narrateur ou conteur. Car l’originalité de l’Ensemble Sélect tient avant tout à son rythme original à mi-chemin entre la musique des troubadours traditionnels haïtiens et la musique dansante haïtienne, le compas direct. » Il souligne également « l’apport de Gesner Henri en tant qu’improvisateur qui dit des sermons à l’eau de rose : croustillants et farcis de détails suggestifs et hilarants sur fond musical. Magicien et célèbre jongleur, il fait naître des sonorités et des images évocatrices dans la manipulation des mots et l’utilisation d’onomatopées dont il a le secret. »

À l’occasion du centenaire de sa naissance, Jean Gesner Henry apparaît comme l’une des figures les plus authentiques et originales de la musique haïtienne. Son refus des modes passagères et sa fidélité à son style unique lui ont permis de traverser les époques et de marquer durablement notre patrimoine.

Source : Le Nouvelliste

Lien : https://lenouvelliste.com/article/256000/coupe-cloue-la-legende-centenaire-1925-2025

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