PAR JEAN-MARIE NOL*
Face à une accumulation de tensions sociales, économiques et identitaires qui redessinent en profondeur la société guadeloupéenne, l’idée de créer un observatoire des mutations économiques et sociales ne relève plus de la simple démarche intellectuelle.
Elle apparaît désormais comme une nécessité politique et stratégique. Dans un territoire où les fragilités sont particulièrement visibles – chômage endémique, montée des inégalités, sentiment de déclassement, crispations identitaires, délitement familial et violences juvéniles – il devient urgent de mieux comprendre les signaux faibles, les ruptures en cours et les tendances de fond qui façonneront l’avenir.
La Guadeloupe, plus encore que d’autres régions françaises, se trouve placée à l’intersection de mutations globales et de vulnérabilités propres à son histoire, sa démographie, son modèle économique et son organisation institutionnelle. Les crises, lorsqu’elles surviennent, frappent ici plus vite et plus fort : la récente pandémie en a été un exemple marquant, tout comme les turbulences économiques nationales qui se répercutent immédiatement sur un territoire largement dépendant des finances publiques.
C’est dans ce contexte que la création d’un observatoire des mutations économiques, sociales et sociétales devient indispensable pour anticiper plutôt que subir. Les mutations économiques fragilisent profondément le lien social, bouleversent les trajectoires individuelles et interrogent la cohésion collective.
Le chômage structurel prive une partie de la population de perspectives réelles, tandis que la transformation du monde du travail – précarisation, disparition d’emplois intermédiaires, montée de l’automatisation – nourrit le sentiment d’être laissé au bord du chemin. Les inégalités se creusent, produisant le sentiment diffus de déclassement qui nourrit les frustrations et les tensions identitaires.
Lorsque les perspectives s’assombrissent, le repli sur soi devient réflexe, alimentant à la fois le renforcement des liens communautaires et la fragmentation sociale. En Guadeloupe, cette tendance s’exprime par une polarisation croissante entre groupes sociaux, par une montée des discours identitaires et par un ancrage plus marqué des jeunes générations dans des appartenances de substitution, qu’elles soient culturelles, virtuelles ou liées aux modes de vie.
Au-delà de ces effets visibles, les grandes mutations en cours ouvrent de nouveaux fronts sociaux qu’un observatoire permettrait d’identifier et d’analyser avec rigueur. L’intelligence artificielle et la robotisation annoncent une réduction inévitable de certains métiers, notamment dans les secteurs administratifs et tertiaires où la Guadeloupe est surreprésentée.
La question de la « fin du travail » ou de la transformation radicale de l’emploi se posera ici de manière exacerbée, avec des conséquences lourdes pour les jeunes générations déjà confrontées à un marché du travail saturé. La violence des jeunes, devenue un marqueur préoccupant, s’inscrit elle aussi dans une dynamique de mutations profondes : décrochage scolaire massif, absence de mobilité sociale, fragilisation des structures familiales, attrait du narcotrafic dans un environnement perçu comme sans opportunités.
Le développement du trafic de drogue, véritable économie parallèle, n’est pas seulement un phénomène criminel : il traduit une dérive socio-économique et identitaire qui menace directement la cohésion du territoire.
L’éducation nationale, en perte de crédibilité et de capacité, peine à jouer son rôle d’ascenseur social, tandis que les familles, souvent fragilisées par la précarité ou par des recompositions continues, n’offrent plus toujours les repères indispensables. À cela s’ajoute la ségrégation urbaine, qui se renforce insidieusement, et la question sensible de la dimension ethnoraciale dans les débats identitaires guadeloupéens, une thématique longtemps évitée mais désormais incontournable.
Le modèle d’intégration républicaine se heurte à des revendications d’appartenance culturelle et historique qui reflètent le besoin de sens dans une société en mutation. Sans analyse approfondie, ces tensions risquent de s’exprimer de manière explosive.
Créer un observatoire permettrait ainsi d’identifier ces risques émergents, de comprendre les dynamiques qui les sous-tendent et d’anticiper leur évolution. Fort de trente années d’expérience en matière de prospective et d’ingénierie des politiques sociales, un tel dispositif pourrait offrir aux décideurs un outil stratégique pour construire une réponse durable, sur mesure, adaptée aux réalités du territoire.
L’objectif n’est pas seulement d’observer mais de proposer, d’inspirer et de structurer une véritable vision de long terme. Les enjeux environnementaux, avec une crise climatique qui fragilise encore davantage un territoire insulaire exposé aux cyclones, à l’érosion et à la montée des eaux, s’inscrivent aussi dans cette nécessité d’anticipation.
Il en va de même pour la crise budgétaire qui secoue la France : les contractions successives des finances publiques auront des conséquences directes sur les transferts, les investissements et les politiques sociales en Guadeloupe, accentuant encore les vulnérabilités existantes.
L’observatoire serait ainsi un outil d’alerte autant qu’un levier d’action. Il permettrait d’alimenter un projet de territoire cohérent, capable de répondre aux mutations en cours : repenser le modèle économique, renforcer les solidarités, reconstruire un système éducatif et social capable de redonner espoir, anticiper les impacts de l’intelligence artificielle, repenser la mobilité sociale et la continuité territoriale. Il s’agirait aussi de redéfinir les contours d’une identité guadeloupéenne apaisée et inclusive, capable d’affronter les défis contemporains sans déchirure.
À l’heure où tous les signaux de crise indiquent que les prochaines années seront décisives, l’enjeu n’est plus seulement d’analyser les mutations en cours, mais d’en faire un levier pour rebâtir un projet de société durable, ambitieux et capable de répondre aux aspirations profondes de la population guadeloupéenne. Pour ce faire, il semblerait judicieux de profiter de la prochaine réforme institutionnelle pour réformer le conseil économique, social, culturel et environnemental et ériger cet observatoire des mutations économiques, sociales et sociétales.
Dans un monde où les crises sont devenues la norme, où les certitudes idéologiques d’hier s’effondrent et où les transformations s’accélèrent, la Guadeloupe ne peut pas naviguer à vue. Plus qu’un outil de diagnostic, l’observatoire des mutations économiques et sociales serait un instrument de lucidité collective et de construction, permettant enfin au territoire d’agir sur son avenir plutôt que de s’en remettre aux aléas.
Pourtant, encore faut-il définir où et comment une telle structure pourrait être mise en place, afin qu’elle ne devienne pas une institution supplémentaire, coûteuse et inutile, s’ajoutant à la longue liste des dispositifs déjà existants qui peinent à produire une véritable valeur ajoutée pour le territoire. À cet égard, il serait judicieux d’ériger cet observatoire au sein même du Conseil économique, social et environnemental de Guadeloupe, instance consultative qui accompagne déjà la Région mais qui, de l’avis général, reste sous-exploité et largement inefficace en matière d’éclairage stratégique sur les grands enjeux à venir.
Trop peu doté en moyens, trop peu reconnu, et souvent cantonné à des avis formels sans portée opérationnelle, le CESER guadeloupéen peine à jouer le rôle d’aiguillon intellectuel et de laboratoire d’idées qui devrait être le sien. Lui confier l’observatoire reviendrait à le transformer en véritable outil de prospective, en renforçant sa légitimité et en lui donnant enfin les ressources nécessaires pour influencer la décision publique. Mais, créer une nouvelle structure indépendante aurait toutes les chances de se transformer en coquille vide.
L’empilement administratif, déjà massif en France comme en Guadeloupe, ne ferait qu’alourdir les circuits de décision. Le Conseil économique et social national lui-même fait l’objet de critiques répétées quant à son utilité et son coût, certains allant jusqu’à réclamer sa suppression. Dans un pays miné par l’inertie institutionnelle et la multiplication des organismes consultatifs dont l’efficacité reste souvent théorique, reproduire ce schéma en Guadeloupe serait une erreur stratégique. Il faut avoir le courage de remettre en cause les dispositifs existants, de revisiter leurs missions, d’évaluer leur réel impact et, surtout, de les doter des compétences et des moyens adaptés aux besoins du territoire.
Reste une question centrale : comment faire vivre cet observatoire avec des financements conséquents et pérennes, alors même que le CESER de Guadeloupe, structure de droit commun, ne peut être supprimé mais demeure structurellement sous-doté ? La réponse passe par une refonte de ses missions et par une priorisation politique claire à l’occasion de la réforme institutionnelle.
Il s’agit moins de créer une entité supplémentaire que de transformer en profondeur une institution déjà existante en lui confiant un rôle stratégique incontournable. Cela implique de réallouer des moyens, de renforcer les équipes, d’ouvrir davantage l’institution aux économistes, aux chercheurs, aux acteurs économiques, aux experts de terrain, et de garantir un accès privilégié aux données publiques afin que l’observatoire puisse fonctionner comme un véritable centre d’analyse prospective.
Dans un territoire qui fait face à des défis démographiques, sociaux, économiques et identitaires d’une ampleur historique, l’enjeu n’est donc pas seulement de comprendre les mutations qui s’annoncent, mais de s’assurer que les institutions locales soient capables d’y répondre efficacement.
Faire évoluer le CESER en pôle de prospective territoriale robuste, doté d’un observatoire puissant, serait un acte politique fort, une manière de rompre avec des décennies d’immobilisme, d’éviter la dispersion des ressources et d’inscrire enfin la Guadeloupe dans une démarche volontariste de maîtrise de son avenir.
En refusant l’empilement administratif et en choisissant la transformation des structures existantes, le territoire pourrait ainsi se doter d’un outil durable, opérationnel et réellement capable d’éclairer les choix essentiels des prochaines décennies.
*Economiste et juriste en droit public






















