PAR JEAN-MARIE NOL*
Décivilisation, ensauvagement, barbares… Les mots ne manquent plus pour décrire une société française en perte de repères. Signe d’un climat de plus en plus anxiogène, ces termes, naguère réservés aux analyses sombres de sociologues ou aux envolées rhétoriques politiques, sont désormais prononcés à voix haute, sur les plateaux télévisés comme au comptoir des cafés.
Une fracture s’approfondit entre les générations, entre les promesses d’hier et les désillusions d’aujourd’hui. Ce malaise prend une dimension mesurable avec de récents actes de violence impliquant des jeunes en Guadeloupe, en Martinique et en France hexagonale. Dans les murmures désabusés de la jeunesse guadeloupéenne résonne un cri silencieux, celui d’un territoire à la croisée des chemins, tiraillé entre désillusions profondes, violences endémiques et une soif tenace de sens.
Derrière les statistiques froides et les discours institutionnels, un malaise s’installe, palpable, profond, et souvent ignoré à savoir la fin programmée de l’humanisme. Ce malaise n’est pas propre aux Antilles : il est le reflet amplifié d’une crise nationale, voire occidentale, de laxisme éducatif, de décomposition de la cellule familiale, de faillite de l’éducation nationale, de confiance dans les institutions, d’absence de projet collectif, de pertes de repères.
Mais en Guadeloupe et Martinique, il prend une acuité singulière, car il s’incarne dans l’échec éducatif de la famille d’où une certaine forme de dérive de la jeunesse que l’on ne comprend plus, que l’on caricature trop souvent, et dont l’exaspération pourrait bien préfigurer un effondrement démocratique plus large dans les prochaines années, car c’est pour l’essentiel la décomposition de la cellule familiale qui a métastasé le corps social.
La France a perdu six places dans le dernier rapport mondial sur le bonheur, reculant au 33e rang, derrière des pays que l’on aurait jadis regardés de haut. Ce simple indicateur symbolise un effondrement plus grave : celui d’une nation – et de ses territoires – qui ne parvient plus à rêver collectivement d’efforts et d’ascension sociale par le travail.
Un tiers des Français envisage de s’expatrier, non pas seulement par appât du gain, mais par sentiment d’impasse et c’est encore pire aux Antilles vu le contexte délétère. Cette fracture morale est d’autant plus aiguë chez les jeunes, qui ressentent plus cruellement que jamais la dissonance entre les promesses sociales et la réalité vécue. En Guadeloupe et Martinique, cette jeunesse est le miroir grossissant des fractures contemporaines, oscillant entre conscience éclairée des enjeux et désenchantement croissant.
Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas moins engagés que ceux d’hier. Ils le sont autrement. Ils refusent les formes classiques de l’engagement associatif et du militantisme pour leur préférer des engagements affinitaires, ponctuels, souvent numériques. Les réseaux sociaux deviennent les nouveaux forums, les hashtags les nouvelles banderoles, et les collectifs éphémères les remplaçants des partis fatigués.
Ce n’est pas un retrait, c’est une réinvention. Mais cette réinvention se heurte à des structures figées, à une société qui continue de valoriser des formes d’engagement verticales, hiérarchisées, inadaptées aux attentes de l’époque. Résultat : un sentiment d’invisibilité, un désengagement institutionnel qui se traduit par une abstention électorale record et une fuite intellectuelle de nos cerveaux inquiétante.
À ce désengagement s’ajoute la précarité endémique du marché du travail local. Accéder à un emploi stable relève de l’exception, et les jeunes s’usent dans des stages, des contrats courts, une attente perpétuelle d’une « vraie vie » sans cesse différée. Ce phénomène n’est pas marginal. Il est structurant. Il forge une génération qui doute de sa capacité à infléchir le cours des choses, qui ne croit plus dans les récits méritocratiques, et qui observe avec lucidité l’inefficacité des modèles proposés. L’entrepreneuriat, censé être une voie d’émancipation, ne séduit que marginalement. La jeunesse guadeloupéenne et martiniquaise se sait face à un système verrouillé, où les clés sont souvent ailleurs, parfois hors du territoire.
Et comme souvent, quand les canaux d’expression se bouchent, c’est la violence qui prend le relais. Le premier semestre 2025 en Guadeloupe et Martinique a été marqué par une explosion de meurtres et d’actes violents, dont une majorité par armes à feu. Il ne s’agit plus d’une série de faits divers, mais d’un symptôme d’une société antillaise qui se défait de façon inéluctable. Derrière cette flambée de violence se cachent des mécanismes profonds : déliquescence de la famille, défaut de discipline éducative, déscolarisation, chômage massif, absence de perspectives, invisibilité sociale, effondrement des repères culturels. La jeunesse qui bascule dans la violence n’est pas née violente. Elle est le produit d’une société trop laxiste et fracturée qui a échoué à lui proposer un horizon.
Le narcotrafic s’est installé dans les interstices de ce vide. Il prospère sur la désespérance, sur l’inertie des institutions, sur la désorganisation des services portuaires, douaniers, et judiciaires. L’économie de la drogue est devenue un acteur économique de premier plan, générant une manne de 400 millions d’euros par an rien qu’en Martinique, bien au-delà des circuits formels de production locale. Dans ce contexte, la lutte sécuritaire semble dérisoire si elle ne s’inscrit pas dans un changement systémique. Les ports sont des passoires, les contrôles insuffisants, les moyens éparpillés. La guerre contre les « narcos » ne peut être gagnée avec des armes administratives émoussées, ni avec des institutions qui ne parlent pas d’une même voix.
Mais il serait erroné de ne voir dans cette crise qu’un affrontement entre policiers et délinquants, entre société civile et jeunes armés. La crise est avant tout générationnelle. Elle oppose un système porté par des élites vieillissantes, souvent déconnectées, à une jeunesse éduquée mais exclue. L’espace public, loin d’être un lieu d’émancipation, devient pour beaucoup un théâtre de relégation. L’école, l’entreprise, les institutions ne valorisent pas la parole juvénile. Elles la tolèrent, parfois, mais ne l’écoutent pas. Le résultat est connu : désaffection, radicalisation, exil.
Faut-il alors désespérer ? Non. Car cette jeunesse n’est pas indifférente. Elle cherche, invente, crée des espaces alternatifs. Les réseaux sociaux sont saturés de voix jeunes, de cris, de revendications, de projets. Mais, ces voix souvent minoritaires restent trop souvent enfermées dans des bulles numériques, sans relais institutionnels. L’absence de passerelles entre ces nouvelles formes d’expression et les structures de pouvoir condamne les initiatives à l’éphémère. Et laisse le champ libre aux récits dominants de la violence, du désespoir, de la démission.
Or, il est urgent de refonder le contrat civique en restaurant l’autorité . Il faut entendre, valoriser et intégrer cette parole jeune dans la définition des politiques publiques. Il faut aussi accepter de nommer les choses, sans détour. La musique dominante de la jeune génération, par exemple, n’est pas neutre. Elle participe d’un imaginaire collectif dans lequel le pouvoir, l’argent, la transgression deviennent les seuls repères de réussite. Promouvoir une culture alternative, exigeante, ancrée dans les réalités des Antilles, n’est pas un luxe. C’est une urgence.
La Guadeloupe ne peut pas se contenter de débattre éternellement de son statut. Le débat sur l’autonomie est légitime, mais il ne saurait être une échappatoire. Aucun changement institutionnel ne réglera les fractures d’un modèle économique à bout de souffle, ni ne résoudra la déconnexion entre les jeunes et le reste de la société.
L’urgence n’est pas statutaire, elle est existentielle. Elle est dans la nécessité de changer le modèle économique, de reconstruire des bases productives, de former aux métiers de demain, de miser sur l’intelligence collective, sur la transition numérique et écologique, sur une économie endogène viable et solidaire.
L’heure n’est plus aux promesses vagues, mais aux engagements fermes. Investir dans la jeunesse n’est plus un choix, c’est une condition de survie démocratique. Il faut remettre de la cohérence et de la fermeté dans les politiques publiques, du courage dans les discours, de l’humilité dans l’action. Il ne s’agit pas de faire revenir les jeunes dans les cases d’hier, mais de construire avec eux les outils de demain.
Car ce n’est pas seulement la jeunesse qui trahit la société. C’est la société qui quelque part échoue à l’écouter, à lui faire confiance, à l’accompagner. Si nous n’y prenons garde, la fracture actuelle pourrait bien accoucher d’un régime autoritaire, d’un effondrement civique, d’une violence encore plus systémique. Il n’est peut être pas trop tard, mais, disons le sans fard, le ver est déjà dans le fruit. Alors il est plus que temps. Aujourd’hui la Guadeloupe et la Martinique méritent mieux qu’un slogan utopique. Elles méritent un cap. Un cap lucide, ambitieux, partagé.
Un cap où chaque jeune saura qu’il a un avenir ici-bas, et pas ailleurs.
« Quand le vin est tiré il faut le boire”
En un mot : il faut que le curseur aille jusqu’au bout , avant de pouvoir achever ce qu’on a commencé à faire…
*Economiste et chroniqueur